Idée de dérive, dérive des idées

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« La formule pour renverser le monde, nous ne l’avons pas cherchée dans les livres mais en errant. » Guy Debord

Après avoir lu mon compte rendu de Dérive sur les Terras Incognitas de la Plaine, Pascal Nicolas-Le Strat me proposa de mettre en ligne ce récit avec un texte introductif sur « l’idée de dérive ». Deux semaines après sa proposition, je n’avais toujours pas écrit un mot au sujet de cette pratique de déplacement esthétique et politique initiée par les Lettristes puis les Situationnistes à la fin des années cinquante.

« Pratique de déplacement esthétique et politique » ? J’ai déjà l’étrange impression de réduire la dérive à une idée acceptable, à une notion manipulable. Bientôt je montrerai comment celle-ci peut être particulièrement pertinente pour analyser la ville et on pourra alors la faire entrer dans la boite à outils de n’importe quel sociologue ! Voilà pourquoi mon écriture bloque. J’ai peur de réduire la dérive à une idée, comme on m’invite précisément à le faire, alors qu’elle représente pour moi bien plus que cela. La dérive c’est avant tout une critique en acte de la ville et de son quotidien aliéné et aliénant, un mode de vie exploratoire par lequel on tente de s’émanciper, l’espace d’un temps au moins, de la division sociale et spatiale du quotidien.

« Les autres suivaient sans y penser les chemins appris une fois pour toutes, vers leur travail et leur maison, vers leur avenir prévisible. Pour eux déjà le devoir était devenu une habitude, et l’habitude un devoir. Ils ne voyaient pas l’insuffisance de leur ville, ils croyaient naturelle l’insuffisance de leur vie. Nous voulions sortir de ce conditionnement, à la recherche d’un autre emploi du paysage urbain, de passions nouvelles. » [1]

En écrivant cela, je prends conscience que mon compte rendu ne donne pas vraiment à voir ce que je tente d’expliciter ici, qu’il est, à de nombreux endroits, masqué par l’écriture universitaire, par l’analyse sociologique, que notre expérience était, dès le départ, conditionnée par un certain rationalisme dont nous avons tenté de nous défaire trop timidement.

La dérive réintroduit la notion d’expérience et le compte rendu, pose dans le même mouvement, les défis et les questions d’une mise en récit de l’expérience. Pourquoi je souhaite mettre en mot ce moment ? Suis-je impliqué de la même façon dans ma dérive et dans sa mise en écriture ? Qui dérive ? Qui écrit ? Est-ce que la mise en écriture programmée de l’expérience transforme déjà mon rapport à la dérive ? Et, s’il ne se passait rien durant ma dérive, qu’est ce que j’écrirais ce soir en rentrant ? Et, si je n’écrivais pas ma dérive, qu’est-ce qu’il en resterait demain en me levant ? Je ne sais plus si je me situe ici dans une réflexion sur mes rapports à l’écriture impliquée ou si je suis déjà entré réellement dans mon texte sur « l’idée de dérive ».

L’idée de dérive ? C’est avant tout, pour moi, en ce moment, la dérive des idées.

Dériver c’est accepter de se perdre « en toute conscience », pour aller expérimenter les conditions du hasard dans la ville planifiée. La dérive devient alors un instrument d’exploration psychogéographique entendue comme « science fiction de l’urbanisme » [2]. « Science fiction d’un morceau de vie immédiate et dont toutes les propositions sont destinées à une application pratique, directement pour nous » [3]. La dérive c’est donc une invitation à sortir du réalisme des enquêtes en sciences sociales, à imaginer des possibles dans nos façons d’habiter et de pratiquer la ville quotidiennement.

Il n’est alors pas étonnant de constater que les plus grandes œuvres psychogéographiques –qui n’en portent jamais le nom – soit des romans plutôt que des études sociologiques. Et pourtant, ces ouvrages seraient-ils vraiment dénués de toute sociologie ? Qu’est-ce que Le paysan de Paris d’Aragon, Nadja de Breton, Le spleen de Paris de Baudelaire ont-ils à nous apprendre d’une poétique de l’exploration urbaine [4] ? Comment les sciences sociales en générale et les sociologues en particulier peuvent-ils se saisir de cette littérature ? Nous pouvons percevoir des débuts de réponse chez Benjamin et Lefebvre, mais nous savons que tout deux étaient, au moins, un peu plus que des sociologues. Et, c’est probablement à cela que nous aspirons tous secrètement, quand nous déployons notre créativité intellectuelle au service des études en sciences sociales. Nous voulons, nous aussi, être, au moins un peu plus que des sociologues.

La dérive, et je pense que c’est là sa grande force, peut s’expérimenter, et faire sens, à partir des petits moments du quotidien. Il n’y a pas besoin d’adopter une vie totalement marginale pour entrer dans la dérive. Vous pouvez commencer dès ce soir à provoquer ces petits bouleversements quotidiens en acceptant, par exemple, de changer de chemin quand vous rentrerez du travail. Vous pourriez tout à fait sortir du métro, deux ou trois stations avant d’arriver à destination, pour prendre le temps d’errer dans ces espaces que vous ignorez quotidiennement. Ou bien, garer votre voiture à quelques kilomètres de chez vous dans un endroit attirant, que vous ne connaissez pas encore, et tenter de rejoindre votre maison sans utiliser de plan. Vous pourriez très bien vous tromper délibérément de bus en allant à votre prochain repas de famille – enfin une bonne raison d’arriver en retard à ces réunions ! – pour vous retrouver dans un quartier inconnu. La dérive, c’est l’art d’être au bon moment au mauvais endroit.

On peut aussi faire l’expérience d’une dérive lors d’un voyage. Oubliez chez vous votre Guide du routard sans le dire au reste du groupe qui vous accompagne et déambulez sans but durant toutes vos vacances. Bien sûr vous allez probablement rater tous les monuments incontournables mais qu’allez vous trouver à la place ? Et, si vous ne pouvez vraiment pas vous passer d’un guide, je vous propose d’aller acheter les premiers Guides du routard, édités dans les années 70, rendus quasiment obsolètes aujourd’hui, et de partir vous perdre sur les traces d’une ville disparue ! Prenez pour cela des villes qui se sont fortement développées ces trente dernières années comme Bangkok, Bombay ou Sao Paulo, ou au contraire un territoire en déclin comme Detroit.

Les exemples de mise en pratique de dérives peuvent se multiplier. Chacun peut, à partir de son quotidien, tenter de pratiquer la ville de cette manière. C’est à la portée de tout le monde… en théorie ! Car, vous le découvrirez bien vite, il n’y a rien d’évident dans les banalités que je viens de décrire, rien de facile dans ces modestes propositions. J’affirme que l’expérience de la dérive est un défi, et que rares seront ceux qui auront réussi, dix jours après avoir lu ce texte, à expérimenter ce moment. Que ce soit dans vos espaces de travail ou de loisirs, durant vos temps libres ou contraints, l’impossibilité ou la difficulté que vous aurez à introduire chez vous cette pratique en dira déjà beaucoup sur le conditionnement de votre vie quotidienne. C’est ici que réside la force de cette idée : la dérive « vous dit » avant même que vous ne puissiez dire quelque chose d’elle. Vous découvrirez alors que c’est à partir de ces Banalités de base que peut s’opérer une Critique de la vie quotidienne, que votre fameuse enquête sur la ville a déjà débuté par une enquête sur votre vie et que, jusqu’au bout, ces deux dimensions resterons inextricablement liées.

On peut donc considérer la dérive comme une tentative de réappropriation poétique et politique des espaces quotidiens et de la vie dans ces espaces, comme l’idée d’un Droit à la ville entendu comme « art de vivre dans la ville comme œuvre d’art » [5].

Pour finir, j’espère avoir était suffisamment flou – fou – pour n’avoir popularisé l’idée de dérive qu’aux personnes qui s’apprêtent « en toute conscience » à l’expérimenter.

Poursuivez votre lecture et partez en dérive à la Plaine Saint-Denis (93)   : Compte-rendu de dérive / Les Terras incognitas de la Plaine, Louis Staritzky, 10 novembre 2015

Louis STARITZKY, décembre 2015

louis.staritzky@yahoo.fr

Notes :
[1] Sur le passage de quelques personnes dans une assez courte unité de temps.
[2] Debord Guy, Œuvres, Gallimard, 2006, p. 283.
[3] Ibid.
[4] COVERLY Merlin, Psycho-géographie ! Poétique de l’exploration urbaine, Les moutons électriques, 2011.
[5] LEFEBVRE Henri, Le Droit à la Ville, Paris, Anthropos, 2009, p. 124.

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