Lorsque l’on s’engage dans une entreprise, il est recommandé de faire son possible pour atteindre les objectifs visés. Mais le fait de s’attacher en priorité à la dimension d’expérimentation, au risque de ne pas prévenir toutes les erreurs et de ne pas pallier à toutes les insuffisances, permet, pour qui ne craint pas d’accueillir l’imprévu, d’éprouver le « réel » des situations et d’enrichir les occasions d’apprentissage.
C’est ce que montrent les « leçons » relatées ici, apprises à l’occasion d’expériences de « recherches de terrain » menées par des enseignants et des étudiants du Master de sciences de l’éducation de l’Université de Paris 8, auxquelles j’ai participé [1]. Ces « leçons » incitent à alléger l’outillage, à « voyager léger », avec un couteau suisse plutôt qu’une lourde « boîte à outils méthodologique », pour tirer le meilleur parti de la créativité des étudiants et du savoir faire des différents acteurs qui collaborent à ces expérimentations.
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Ce texte a été publié dans une première version (en août 2017) sur l’un des anciens sites du réseau des « Fabriques de sociologie », puis dans la revue Agencements: Recherches et pratiques sociales en expérimentation, en décembre 2019 (voir en bas de page).
**Les notes sont accessibles en pdf ici
En introduction
Des « ateliers-laboratoires » de recherche-action-création
Le présent texte […] a été composé à partir d’un court exposé que j’avais présenté en juin 2017, lors d’une rencontre organisée par l’équipe du dispositif « Idefi-CréaTIC » (voir plus loin), au cours de laquelle les enseignants animant des « ateliers-laboratoires » étaient invités à communiquer de manière succincte le bilan de leurs activités.
La forme de l’article initial (reproduite ici) s’inspirait du support visuel que j’avais réalisé à cette occasion, donnant un aperçu du déroulement des quatre éditions de l’atelier et des productions des étudiants, au travers de photographies.
Pour présenter la teneur de ces expériences, j’avais choisi de mettre l’accent sur les difficultés et les divers « ratages » rencontrés. Des diapositives (évoquant des ardoises) annonçaient le titre des « leçons » qui en avaient été retirées :
1- Le terrain ne se plie pas aux dispositif des chercheurs
2- Faire face au « dérangement » et au « non-savoir »
3- La faiblesse du dispositif comme espace du possible
4- Les « maîtres ignorants » le sont vraiment [2]
Ce choix, quelque peu déroutant pour l’auditoire, apportait une note d’humour à cette forme d’exercice souvent rébarbative (mon récit décrivait des enseignants placés dans des situations peu confortables). Et, surtout, il visait à mettre l’accent sur un point essentiel de la démarche de formation par la « recherche-expérimentation », à savoir que les notions d’échec ou de réussite ne sont pas pertinentes. Le fait de devoir produire quelque chose (une présentation publique des travaux de l’atelier) constitue un enjeu essentiel fort stimulant, mais le résultat s’apprécie davantage au travers du processus de « production » qu’au travers du « produit ».
Comme on le verra, plutôt que de s’employer à contourner les obstacles, il est possible de les « retourner », en les considérant comme des événements de la situation de recherche, au même titre que d’autres, et en les soumettant pareillement à l’analyse collective. C’est ainsi que le « ratage » peut devenir ressource et parfois modifier utilement le cours de l’expérience ou son objet même (cf. l’exemple de la seconde leçon : « Faire face au “dérangement” et au “non-savoir” ») [3].
Le dispositif Idefi-CréaTIC
Les expériences rapportées concernent les quatre premières éditions (2013-2017) d’un « atelier-laboratoire » inscrit dans le dispositif « Idéfi-CréaTIC », programme initié par l’Université de Paris 8 avec différents partenaires et établissements universitaires, en réponse à l’appel des « IDEFI » (Initiatives d’Excellence en Formations Innovantes). Les ateliers, portés par des formations de Master de différentes disciplines [4], ont pour but de produire des « œuvres collectives de recherche /action/création ».
J’ai contribué à la mise en place de cet atelier, en collaboration avec Jean-Louis Le Grand, professeur en sciences de l’éducation (Laboratoire Experice) et Pierre Quettier, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication jusqu’en 2018 (Laboratoire Paragraphe), dans le cadre du poste d’ATER (Attaché temporaire d’enseignement et de recherche) que j’ai occupé durant les deux années universitaires 2013-2015.
Les deux premières éditions, que j’ai animées avec Eric Plaine (socianalyste, chargé de cours), ont été consacrées à la réalisation d’une enquête sur le thème : « Art et intervention sociale : les artistes dans la Cité », puis à la restitution théâtralisée des résultats, en collaboration avec des comédiens.
Puis j’ai poursuivi l’aventure en septembre 2015 avec Pascal Nicolas-Le Strat, professeur, qui venait d’être nommé à l’Université de Paris 8 et avec lequel je collaborais déjà depuis plusieurs années (dans le cadre du réseau des « Fabriques de sociologie » que nous avons initié ensemble en 2011, alors qu’il exerçait à l’Université de Montpellier 3). L’atelier, intitulé : « L’ancrage dans le territoire des acteurs institutionnels ou associatifs », proposait aux étudiants de rencontrer des acteurs du quartier de « La Plaine », à Saint-Denis, et d’organiser une journée de restitution de leurs travaux en relation avec eux et sous diverses formes [5].
Les travaux des ateliers ont été réalisés dans le cadre de « commandes », selon l’objectif de la formation, énoncé comme suit : « L’atelier propose à des étudiants de différentes disciplines de mener conjointement une recherche-action sur une problématique formulée par des acteurs de l’action publique ou de l’initiative associative, dans différents domaines :action sociale, culturelle, artistique, éducative, etc., répondant à l’actualité de leurs préoccupations ».
Suite aux quatre expériences rapportées ici, l’atelier a connu deux nouvelles éditions, réalisées en lien avec des acteurs de différents collectifs du centre-ville de Saint-Denis. Une septième se tiendra au premier semestre de l’année universitaire 2019-20 [6].
Les ateliers et les quatre leçons
Année 1 (2013-2014) – L’enquête « Les artistes dans la Cité »
Au cours de cette première édition, l’atelier a porté sur la réalisation d’une enquête, sur le modèle des dispositifs de formation-action animés par Patrice Ville depuis de nombreuses années à l’Université de Paris 8 (auxquels j’ai participé en tant qu’étudiante, puis doctorante, entre 2003 et 2010) [7]. L’enquête, portant sur le thème : « Art et intervention sociale : les artistes dans la Cité » et commanditée par les artistes des « Fabriques de sociologie 93 » [8], a donné lieu à une restitution publique en février 2014, en présence des artistes et professionnels du secteur culturel qui avaient répondu aux entretiens, dans les locaux temporaires de la MSH Paris-Nord (Maison des Sciences de l’Homme), à Saint-Denis.
Les résultats de l’enquête ont été exprimés sous la forme du schéma présenté (reproduit au sol sur l’image figurant plus haut).
Celui-ci représente les « axes» permettant à un artiste (ou à un acteur social) de définir « sa place dans le monde » en fonction : 1) de sa relation de proximité ou de distance, par rapport aux « institutions » d’une part, et par rapport au « public » d’autre part (axe horizontal) ; 2) de la manière dont il négocie la tension entre son besoin d’une expression personnelle, « Moi et Moi », et son besoin d’une expression publique et/ou d’une implication sociale, « Moi et le Monde » (axe vertical).
Leçon n°1 : Le terrain ne se plie pas aux dispositifs des chercheurs
Dès les premières phases du travail, l’atelier a connu un « ratage » retentissant comme le rapporte le texte du bilan pédagogique [9] :
La première étape de l’enquête est constituée par l’interview des commanditaires qui permet de déterminer la question qui sera posée aux personnes auditées. Le groupe reçoit, le 13 novembre 2013, Henri Bokilo, artiste plasticien qui représente le collectif des « Fabriques de sociologie 93 » [10]. Cette séance constitue certainement l’expérience la plus marquante de l’atelier parce que l’interview ne se déroule pas comme prévu, elle « s’enlise » et tourne court. Nous nous trouvons donc confrontés, dès les premiers jours, à « l’épreuve du réel ». Nous tirerons de cet incident plusieurs leçons fort instructives. Il nous a rappelé que le terrain ne se « plie » pas aux dispositifs des chercheurs et que la situation de commande réelle ne tolère pas les agencements artificiels. Selon les témoignages des étudiants (cf. ci-après), ce « ratage » qui venait perturber le « programme » a eu des conséquences très positives sur le plan de leur investissement dans le projet. La « prof » n’avait pas de solution prête à l’emploi, il fallait prendre en main la situation collectivement.
L’analyse de cette situation a révélé que la commande n’était pas clairement établie. Elle émanait davantage du cadre institutionnel dans lequel s’inscrivait l’atelier-laboratoire, impliquant le Master et le dispositif « IDEFI-CréaTIC », que des artistes des « Fabriques de sociologie 93 ». Ceux-ci n’avaient pas de véritable problématique à nous soumettre et souhaitaient seulement vivre une expérience de collaboration avec les étudiants. Un élément important du contenu de l’interview « ratée » a cependant été retenu : Henri Bokilo avait présenté sa position comme étant au croisement d’une activité professionnelle de nature alimentaire, d’une pratique de l’art en « amateur », préservée des enjeux financiers, et d’un engagement syndical. La question de la position de chacun, face à ses propres activités et engagements, nous a paru concerner les chercheurs et les acteurs sociaux aussi bien que les artistes et constituer une problématique intéressante pour l’enquête.
Il a donc été décidé de réaliser un second entretien sur ce thème. Les discussions ont également permis de conclure que je me trouvais en position de commanditaire, tout autant qu’Henri Bokilo, dans la mesure où j’étais impliquée dans le collectif des « Fabriques de sociologie 93 ». Nous avons donc répondu tous deux à l’entretien de commande. La complexité de la situation semblait délicate mais nous avons pu vérifier que celle-ci, étant analysée et formulée, n’avait pas entravé la suite du travail. Ce fut une dimension supplémentaire de la leçon de l’atelier.
Les témoignages des étudiants
GABRIEL – L’extension du champ des possibles
Le séminaire « Théories et pratiques de l’intervention » de ce mardi de novembre 2013 (animé par Rémi Hess, professeur), reçoit les étudiants participant à la réalisation d’une enquête sur le thème « Art et intervention sociale ». Il s’agit de les aider à analyser l’échec de l’entretien qu’ils ont mené avec leur commanditaire, lequel s’était soldé par la conclusion que celui-ci n’avait pas de « commande réelle ». Il souhaitait seulement participer au projet, collaborer avec le groupe.
Je prends conscience que cette intention floue de faire quelque chose en commun est aussi celle des étudiants. Ainsi, l’essentiel est déjà là, un groupe de chercheurs est déjà constitué. Ils cherchent, remettent en question leurs approches et essaient de donner du sens à cette intention collective. Tout part d’un échec et, puisque le cadre vole en éclats, est-ce que cela n’ouvre pas le champ des possibles ?
Ce qui était en train de se créer, sous mes yeux admiratifs, faisait écho à ce que j’essaie d’atteindre au travers des ateliers que j’élabore dans mon collège : faire émerger des « possibles ».
ÉLYSE – Être à la fois dans la pensée et dans l‘agir
L’atelier m’a permis de découvrir une posture de recherche originale. Cette posture socianalytique exige de prêter une attention très fine aux discours de nos interlocuteurs, de nous débarrasser de nos a priori sur l’art, sur la ville etc., d’aller à la rencontre des personnes avec « l’innocence » ouverte d’un chercheur-explorateur.
Cette expérience collective m’a permis d’accéder à une représentation de moi-même, en tant qu’étudiante, beaucoup plus proche de l’idéal que j’en ai toujours eu : celle d’un être intellectuellement libre, avide de connaissances et de découvertes, capable, autonome, et force de proposition. C’est dans un travail choral que, les idées fusant, nous avons pu progressivement faire émerger les clés de lecture de notre thème de recherche. Notre groupe était restreint mais solide, solidaire. Cette solidarité me semble assez peu fréquente pour être soulignée. Je la crois liée aux conditions dans lesquelles nous avons travaillé, en particulier le fait d’avoir été à la fois dans la pensée et dans l’agir.
MYRIAM – Une université libre, émancipée
Pour moi, l’atelier de socianalyse a été une expérience enrichissante, sur les plans humain, intellectuel, pédagogique, méthodologique, qui sont interdépendants. Elle m’a permis de sortir de la solitude universitaire, car le groupe de travail qui s’est créé a largement dépassé les limites de l’atelier. Nous continuons de travailler ensemble, de nous soutenir les uns les autres dans nos recherches, et des idées de projets communs se profilent.
Tout part d’un entretien raté. C’est donc ensemble que nous trouverons la solution. La séance ressemble plus à une assemblée générale qu’à un cours, je jubile intérieurement ! C’est à partir de là que se forme le groupe qui sera le noyau dur de la deuxième partie de l’atelier. Les contraintes de temps sont ardues : nous n’avons que cinq séances d’analyse et de synthèse, nous travaillons de façon intensive. L’implication des participants, l’ambiance amicale, l’organisation horizontale, tout cela a permis d’obtenir des résultats satisfaisants en peu de temps, un groupe restreint et une quantité colossale de matériel à analyser.
Cet espace de réflexion collective, d’expérimentation, de production de savoirs, c’est la définition même de ce que devrait être l’université, une université plus libre, émancipée.
ANDREA – Soyons fiers d’avoir osé
Au début de l’atelier, certains camarades m’ont dit « je ne peux pas continuer, je ne sais pas où l’on va ». Effectivement, quand la pédagogie ne prend pas la forme scolaire, on peut avoir l’impression qu’il n’y a pas de projet pédagogique du tout, qu’il n’y a pas de cadre. Et cela peut provoquer une angoisse chez ceux qui ne sont pas habitués à prendre une place d’acteur. Et nous-mêmes, nous nous sommes embarqués dans cette entreprise avec curiosité mais aussi avec énormément de doutes et d’hésitations. Nous avons l’habitude de nous autocensurer et nous auto-limiter. Nous disons : « je ne sais pas faire », au lieu de dire « je ne l’ai pas encore fait ».
Ayons donc confiance dans les errements, dans les moments de vide (il faut du vide pour obtenir le plein), dans les temps « dilatés ». Il est vrai que nous avions parfois l’impression que l’analyse pourrait continuer à l’infini et ne plus s’arrêter, nous entraînant toujours plus loin dans les associations d’idées et la pensée collective.
Soyons donc fiers de cet atelier anti-individualiste qui mélange les gens et les « casquettes », dans la bonne humeur et dans l’intelligence, soyons fiers d’avoir osé nous y engager.
Année 2 (2014-2015): Divagations sociologiques et poétiques
Au cours de la seconde édition, les étudiants et les artistes associés aux « Fabriques de sociologie 93 » (voir plus haut) ont collaboré à la restitution des résultats de l’enquête, sous la forme d’une présentation théâtrale. Intitulée « Divagations sociologiques et poétiques », la représentation a eu lieu en janvier 2015, à « La Belle Étoile », salle de spectacle du quartier de la « Plaine-Saint-Denis », dirigée par la Compagnie « Jolie Môme ».
Leçon n°2: Faire face au « dérangement » et au « non savoir »
Les difficultés occasionnées par la confrontation des approches artistiques et sociologiques ont placé les animateurs de l’atelier dans une situation inédite et délicate, qu’ils sont toutefois parvenus à surmonter :
Des questions faisant débat entre les artistes et les sociologues se sont posées tout au long des séances […]. Les premiers posaient l’exigence d’une qualité artistique et poétique du rendu final, et les seconds défendaient l’objectif de la restitution des résultats sociologiques. La question de savoir si l’on présenterait plutôt une conférence sociologique, ou plutôt un spectacle, soulevait des polémiques au point que des tensions sont apparues au sein de l’équipe […].
C’est en mettant en pratique les principes de l’« intervention socianalytique » que nous sommes parvenus à « retourner » la situation et à transformer les difficultés en ressources pour le travail. Ces principes consistent à considérer les difficultés qui surviennent, non pas comme des anomalies, mais comme des « analyseurs » de la situation sociale constituée par l’activité en cours. Ceux-ci étant mis au jour, ils permettent aux participants d’appréhender la globalité de la situation et de se situer, de manière réflexive, en tension entre les enjeux individuels et ceux de l’entreprise commune. Nous avons pu ainsi réaliser que se jouaient, au sein de notre groupe, les questions révélées par les résultats de l’enquête, en particulier celle de « la place » de chacun […].
L’objet de notre présentation s’est ainsi déplacé, celui-ci n’étant plus formé par la restitution des résultats de l’enquête mais par la restitution de l’expérience que nous étions en train de vivre. Les objectifs de l’atelier ont également subi un déplacement : l’attention étant centrée, non plus sur la mise en œuvre du travail commun (niveau 1), mais sur les conditions de réalisation de ce travail lui-même (niveau 2). Cette expérience a montré que la capacité à intervenir au second niveau est une condition nécessaire […] à l’aboutissement de l’activité située au premier niveau.
L’atelier permet également de conclure que la rencontre entre les approches sociologiques et artistiques, la confrontation entre les divers attendus, pratiques et formes d’expression, impose à chacun un « déplacement » et un « dérangement » perturbants [11], mais extrêmement constructifs [Bilan pédagogique 2014-15 – cf. l’extrait ].
Année 3 (2015-2016): L’ancrage dans le territoire, la Borne 21
Pour cette troisième édition, l’atelier avait pour thème : « L’ancrage dans le territoire des acteurs institutionnels ». Une recherche-intervention a été menée dans le quartier de « La Plaine Saint-Denis », sur la commande d’Alain Bertho, directeur de la MSH Paris-Nord. Les préoccupations de la MSH s’inscrivaient dans les enjeux de la « numérisation » de la société et des mutations sociales que celle-ci implique. Les questions posées étaient celles de savoir comment favoriser des collaborations et des partages de richesses, dans une perspective de dynamique sociale et économique ; et de comment élaborer des dispositifs d’action et d’intervention avec les habitants et les acteurs du territoire d’implantation de la MSH.
Nous avons choisi d’aller à la rencontre des acteurs du quartier et de construire en commun une manifestation publique. Celle-ci s’est construite autour de l’histoire d’une mystérieuse « Borne 21 », venant s’ajouter aux vingt bornes historiques racontant l’histoire de la ville de Saint-Denis. (Voir la page Facebook réalisée par les étudiants).
La Borne a été inaugurée et déposée à la MSH le 9 janvier 2016, au cours de la manifestation qui s’est tenue dans le quartier et dans les locaux de la salle de spectacle « La Belle Étoile ».
La teneur de cette édition, ainsi que l’expérience acquise au cours des éditions précédentes, nous ont permis d’envisager notre présence dans le quartier de manière extrêmement ouverte et de renoncer à l’appui sécurisant d’outils méthodologiques préalablement établis. Ces options ont été déroutantes pour les étudiants, au début de l’atelier mais, cette année encore, ils se sont progressivement engagés dans l’entreprise, les plus aventureux communiquant aux autres leur enthousiasme [Bilan pédagogique 2015-16 – cf. l’extrait].
Nous avons collaboré en particulier avec la Compagnie « Jolie Môme » qui dirige la salle de spectacle, les membres de l’association « Mémoire Vivante de La Plaine » et un photographe, Karim de la Plaine, qui a profité de la journée pour exposer ses portraits des habitants du quartier et les offrir aux personnes présentes. L’équipe de la Maison de quartier nous a également accueillis dans ses locaux et a joué un rôle important dans la diffusion des informations auprès des habitants.
Le programme de la manifestation et un des flyers
Parade et animation au marché de La plaine
Initiation à la trompette à la maison de quartier et départ de la parade dans les rues
Leçon n°3: la faiblesse du dispositif comme espace du possible
À la veille de la manifestation, n’étant pas en capacité de mesurer l’impact de nos activités dans le quartier, nous ne pouvions estimer la fréquentation qui pouvait être espérée. A cette crainte s’ajoutait le fait que nous n’avions pas pu organiser dans le détail le déroulement de la présentation des travaux des étudiants :
Le temps imparti ne nous avait pas permis de préparer soigneusement le contenu des activités de l’après-midi. Les ateliers devaient donc se mettre en place de façon relativement improvisée. Nous avons constaté que la « faiblesse » de notre dispositif s’est révélée, au final, un atout important. Celle-ci a permis à nos partenaires associatifs de trouver toute leur place et, selon le témoignage des étudiants, cette « faiblesse » leur a donné l’occasion de s’impliquer librement et de gérer eux-mêmes, « en situation ». Les enseignants, attentifs et prêts à intervenir en cas de besoin, n’ont pas eu à le faire. L’attention portée à l’accueil de chaque personne entrant dans le lieu a été bénéfique. Les rencontres ont été très positives. Les personnes présentes ont été sensibles à l’intérêt manifesté à l’égard de la vie et l’histoire de leur quartier et à la rencontre avec des étudiants. Ils se sont dits heureux, notamment les plus âgés, de cet échange entre les générations [Bilan pédagogique 2015-16 – cf. l’extrait].
Année 4 (2016-17): L’ancrage dans le territoire, exploration
Fallait-il poursuivre l’expérience de l’édition précédente ou proposer à la nouvelle promotion d’étudiants de partir à la découverte du quartier avec un regard neuf ? C’est la seconde option qui sera retenue.
Travaillant en petits groupes, ceux-ci ont exploré le quartier de La Plaine de différentes manières (enquête, interview filmée, cartographie, entretien avec des militants « historiques », exploration du quartier avec des professionnels). Les étudiants ont présenté leurs recherches et animé différents ateliers, au cours d’une journée organisée une nouvelle fois dans le très beau lieu de la « Belle Étoile », le 14 janvier 2017 [12].
Leçon n°4: les « maîtres ignorants » le sont vraiment
Les étudiants ont été invités à explorer le quartier, à imaginer les moyens d’entrer en contact avec les différents acteurs, les habitants ou les passants. Les séances hebdomadaires étaient employées à faire part des premières expériences et à débattre des idées des uns et des autres. Tous n’ont pas apprécié d’être ainsi « envoyés sur le terrain » sans préparation. Certains d’entre eux ont interpellé les enseignants à propos de leurs « intentions pédagogiques », les suspectant de dissimuler volontairement leurs savoirs. Les arguments des enseignants, soutenant qu’ils ignoraient véritablement ce qu’il convenait de faire et de quelle manière, que cela se construirait progressivement et collectivement, ne les ont pas convaincus. Au final, malgré leur inquiétude et leurs hésitations, les étudiants se sont montrés beaucoup plus inventifs qu’ils ne l’avaient imaginé, certains s’affranchissant ouvertement de la « commande » qui leur semblait des plus imprécises.
Le projet de rencontrer à nouveau notre commanditaire de l’édition précédente, Alain Bertho, directeur de la MSH, n’a pas pu se réaliser. L’analyse et l’appropriation de la commande n’ont donc pas eu lieu. Les étudiants ont estimé qu’elle était « encombrante », ajoutant à l’incertitude ressentie par certains d’entre eux au sujet des intentions des enseignants.
Aurait-il été plus judicieux de renoncer à cette commande insuffisamment formulée ? On peut le penser, mais la réponse ne s’est pas imposée à l’issue de cette expérience. Le sens de cette commande, le sens de la présence de la MSH dans le quartier de la Plaine, la nécessité de s’en saisir ou le choix de la contourner, ont formé des questions de recherche pertinentes auxquelles les étudiants ont dû se confronter. Par ailleurs, le fait que la recherche en situation de commande apparaisse, aux dires de quelques étudiants, comme une entrave à la recherche « libre » ou « vraie recherche », nous incite à poursuivre dans cette voie. Les ateliers de formation-action-création, tels que nous les concevons, visent à former des praticiens-chercheurs aptes à inscrire leurs activités dans le cadre de commandes sociales spécifiques.
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Notes
**Les notes sont accessibles en pdf ici
1 Il s’agit du parcours « ETLV » (Éducation tout au long de la vie) du Master, porté par l’équipe du Laboratoire Experice.
2 RANCIERE Jacques, Le maître ignorant : Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987.
3 Sur la question du « ratage comme ressource », voir le court texte d’Adrien Péquignot qui s’appuie sur l’œuvre de Montaigne, rédigé à l’occasion d’une séance des « Fabriques de sociologie 93 » de juin 2018. PEQUIGNOT Adrien, « Le ratage comme occasion : défendre “l’échec comme ressource” contre l’injonction du résultat », Agencements n°2, décembre 2018. En ligne sur Cairn.info.
4 Afin de favoriser les collaborations interdisciplinaires, les ateliers sont ouverts aux étudiants de l’ensemble des Masters participant au dispositif.
5 J’ai contribué à l’atelier au titre d’une charge d’« intervenante professionnelle », dont le programme « CréaTIC » assurait le financement. Valentin Schaepelynck, maître de conférences, a également contribué aux éditions 2015-17.
6 L’atelier s’intitule aujourd’hui : « Expérimentations citoyennes et coopérations ». Il est soutenu par l’EUR ArTeC, dans le cadre de son appel à projet « Modules innovants pédagogiques », prenant la suite du dispositif « CréaTIC » pour le financement des ateliers-laboratoires.
7 Patrice Ville, socianalyste, maître de conférences en sciences de l’éducation jusqu’en 2013, a réalisé de nombreuses interventions en situation de « commande », dans différents secteurs sociaux, éducatifs ainsi qu’en entreprise. (Cf. socianalyse.net/ ); et GILON Christiane, VILLE Patrice, Les arcanes du métier de socianalyste institutionnel, Presses Universitaires de Sainte Gemme, 2014. En ligne.
8 Collectif associé au séminaire « Les Fabriques de sociologie » et composé de chercheurs, d’artistes et d’acteurs associatifs de Saint-Denis.
9 Il s’agit d’une version détaillée du bilan pédagogique, non publiée. L’ouvrage édité par « CréaTIC » en présente une version résumée (voir l’extrait du Bilan pédagogique 2013-2014).
10 Henri Bokilo contribue au réseau des « Fabriques de sociologie ». Il a publié deux articles, faisant récit de ses travaux photographiques et « agriculturels » : BOKILO BOURSIER Henri, « Ballade (oto-photographique) d’une ombre portée », Agencements n°1, mai 2018, Rennes, Editions du Commun, p. 109-122 – En ligne sur cairn.info ; et « Le fond de la recherche vs la recherche de fonds », Agencements n°3, mai 2019, p. 64-78 – En ligne sur Cairn.info.
11 Le principe de « dérangement » est au cœur des pratiques d’intervention socianalytiques. En installant des dispositifs de travail qui rompent avec le cours habituel des activités et de l’organisation (rôles, hiérarchie), l’intervention fait surgir les « normes » (règles, pratiques, valeurs admises), qui peuvent alors faire l’objet d’une analyse collective par les participants. (GILON, VILLE, 2014, p. 105 – En ligne).
12 Pour le compte-rendu détaillé, voir l’extrait du Bilan pédagogique 2016-2017
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Ce texte a été publié dans le revue
Agencements : Recherches et pratiques sociales en expérimentation – Éditions du commun.
Disponible sur Cairn Info