Transformer l’action publique depuis l’intérieur par/avec les premières concernées – l’expérience de « l’Observatoire départemental des violences faites aux femmes, sexistes, intrafamiliales » de l’Hérault

Pour télécharger l’article en version pdf :

Transformer l’action publique depuis l’intérieur par/avec les premières concernées – l’expérience de « l’Observatoire départemental des violences faites aux femmes, sexistes, intrafamiliales » de l’Hérault

En écho aux travaux de Benjamin Roux concernant « L’art de conter nos expériences collectives », le présent récit poursuit plusieurs intentions. Le fait de mettre en récit cette expérience collective est d’abord guidé par le « désir de rendre visible », « le souhait de donner à entendre une (…) parole » ; mais il est aussi « un acte [qui conduit] à donner sens aux événements (…) pour soi-même comme pour les autres » (Benjamin Roux, 2018, p. 60) [1], et au-delà, une manière de faire connaître et reconnaître les « savoirs acquis et produits tout au long de la dynamique collective » et « une volonté de faire trace, par le fait de raconter ce qui a été vécu, pour que cela puisse faire preuve » (p. 79). Raconter pour partager « la capacité d’agir, faire agir » (p. 82).

Les violences psychologiques avaient commencé assez tôt ; après je suis tombée enceinte, et c’est monté crescendo, les violences physiques sont arrivées pendant la grossesse et je me suis dit « oulala, j’attends un bébé, qu’est-ce qui se passe ? est-ce que je vais le perdre ? » Après, ça s’est calmé un petit peu quand il est né.

Et puis ça a repris…

Vendredi 25 novembre 2022. La journée de lancement de « l’Observatoire départemental des violences faites aux femmes, sexistes, intrafamiliales de l’Hérault » est organisée à l’Hôtel du département. Pour accéder au lieu, on doit passer les deux lourdes et hautes portes de l’entrée principale, puis pénétrer dans le grand salon d’honneur – la plus grande salle du lieu ; le décor est imposant. En entrant, on se retrouve d’abord face au parvis des trois-cent chaises alignées en rang, de plain-pied, presque jusqu’au bas de l’estrade. Sur cette scène l’espace est aménagé de manière conventionnelle pour une conférence : un pupitre et un micro positionnés à la cour, des fauteuils bas et une table de salon meublant la plus grande partie de l’espace, et au jardin mais en contre-bas de l’estrade une table de bar équipée d’une chaise haute. Au-dessus, surplombant le tout, un écran lumineux, géant, rappelle le titre de la journée et diffusera plus tard l’image des personnes qui prendront la parole au pupitre ; ce dispositif de retransmission est répliqué par deux autres écrans, de taille plus réduite, positionnés de part et d’autre, restituant la même image, destinés aux sièges situés aux extrémités de la salle. Enfin, pour atteindre le café d’accueil, il faut longer le grand rectangle dessiné par les chaises et se rendre à l’espace situé tout à fait à droite et regagner le buffet. Dans ce secteur, sont disposés les panneaux d’une exposition, agencement de photos – des personnes en pied ou plus souvent des fragments en posture de travail, des vues de dos, principalement des femmes, des mains en mouvement, des nuques – de dessins d’enfants et de textes qui compilent à la fois des informations générales sur les phénomènes de violences faites aux femmes, et à la fois des portions de récits, des paroles, des verbatims.

La secrétaire, au départ, je suis allée la voir pour un problème de séparation. En fait, elle m’a tout de suite aiguillée vers la juriste – et c’est elle qui a mis les mots. Et là c’est une grosse gifle, quand on vous dit : “vous vivez des violences conjugales psychologiques”. Elle pose des mots sur ce qui était des alertes depuis quatre ans, et là on se dit : « bon, d’accord. »

Je suis arrivé très tôt pour finaliser les préparatifs qui n’ont pas pu être bouclés la veille. Il est 8h45 et après avoir installé mon ordinateur en attente sous l’estrade, prêt à être mis en route pour effectuer la présentation de l’Observatoire, je tente de repérer au milieu de la foule qui grossit les visages de celles qui composent le collectif de femmes, à la fois femmes victimes ou anciennement victimes de violences et femmes professionnelles, dont l’engagement pendant presque deux ans a permis de mettre sur pied cet Observatoire. Elles ont été 46 à souhaiter contribuer aux travaux depuis leur expertise spécifique, singulière, issue de leur expérience des violences et de l’usage des dispositifs [2]. Je les retrouve ici avec beaucoup de plaisir, partageant avec elles la tension occasionnée par la solennité du moment et par la perspective de prendre la parole pour un événement que nous avons longuement préparé ensemble. La plupart des femmes premières concernées ont peu l’habitude de ce genre de manifestations et leur disposition, dans ce contexte, est un élément qui m’importe. Pour venir ce matin, le trajet a été long et parfois inhabituel surtout pour celles qui habitent le bitterois, mais aussi le gangeois ; elles ont dû prendre le train, le bus, l’autoroute, souvent pour plus d’une heure trente de route. Aujourd’hui, toutes n’ont pas eu l’opportunité de venir. Certaines n’ont pas pu se dégager de leurs obligations professionnelles, d’autres étaient empêchées par des soucis de santé, d’autres encore ne se sont pas senties d’affronter une telle journée [3]. L’une d’elles a d’ailleurs fait remarquer que la journée était organisée en semaine, comme une manière de noter l’écart entre les rencontres organisées durant la phase de préfiguration, généralement planifiées des samedis pour permettre la plus large participation, et cette journée officielle. Aujourd’hui, huit d’entre elles sont présentes.

Dès que je les retrouve, je remets à chacune deux feuilles sur lesquelles un texte court, une phrase, est imprimée en gros caractères. Dans un moment, à la suite de la présentation que je dois effectuer à la tribune pour raconter la période de préfiguration de l’Observatoire et tout le travail réalisé ensemble, je les inviterai à monter sur scène pour une prise de parole chorale. Ce moment représente l’un des « résultats » de la phase de préfiguration – à mes yeux, probablement le principal. L’une après l’autre elles liront ces phrases.

Ces phrases, ces paroles ont déjà une (longue) histoire. C’est cette histoire, articulée au récit de la journée de lancement, que je propose de retracer ici, comme une occasion de décrypter à la fois le moment d’inauguration, les modalités de structuration de l’Observatoire, les enjeux et les processus de traduction. Cette expérience servira également de point d’appui pour documenter l’une des manières de transformer les institutions, c’est-à-dire à la fois les logiques à l’œuvre, les pratiques et les construits, depuis l’intérieur, à partir de la puissance d’agir de celles qui sont généralement en position minorisées dans les rapports de pouvoir institués.

J’ai eu la chance de tomber sur une professionnelle qui avait un réseau. Elle a pu m’orienter. Alors qu’avant, les autres, voilà ça n’avait rien donné… Enfin, il a fini par être incarcéré. Sinon je serais morte. Si j’étais pas tombée sur elle je suis sûre qu’il m’aurait tuée. Ça ne devrait pas, mais vraiment d’une personne à l’autre, tout peut basculer.

Voilà près de deux ans que je suis missionné pour accompagner la création de cet Observatoire qui est inauguré aujourd’hui en grandes pompes. La journée de lancement est un point de bascule : elle clôt la période de gestation et célèbre la naissance et l’entrée en fonctionnement de ce nouveau dispositif.

Elle réunit très largement ; plus de trois-cent personnes sont présentes pour la matinée et les trois ateliers prévus l’après-midi accueilleront deux-cent dix participants. La coordinatrice de l’Observatoire a été recrutée il y a quelques semaines et s’est intégrée au collectif composé pendant la période de préfiguration ; après une brève acclimatation, elle a accepté d’endosser l’animation de la journée. Elle siège à la table haute devant l’estrade, gère le moment d’introduction de l’événement et orchestre l’enchaînement des prises de parole.

La journée débute de manière classique par les « discours officiels » de sept représentants institutionnels ; ils sont installés dans les fauteuils de salon disposés sur l’estrade et se succèdent au pupitre. Par ordre d’apparition, un ordre scrupuleusement négocié par les cabinets respectifs puis mis en scène avec l’aide des services du protocole : le directeur puis le président de la Caf de l’Hérault, le procureur de la république de Béziers, le procureur de la république de Montpellier, le président du Conseil Départemental, la présidente de l’Université Paul-Valéry, et enfin, le préfet du département représentant de l’État. Une fois les discours prononcés vient le moment de célébration ; des tables hautes (« mange-debouts » dans le langage des services du protocole) sont rapidement amenées devant la scène pour permettre aux représentants de l’État, de la Caf, du CD et de l’Université, en présence d’un huissier, de signer la convention qui les lie et qui constitue le cadre institutionnel de l’Observatoire.

Ce construit institutionnel est un autre résultat du travail de préfiguration et constitue l’une des originalités de cet Observatoire. Il est pour partie l’effet d’un ensemble de choix stratégiques portés par les commanditaires et partagés avec le collectif de femmes, et pour partie l’effet de certains – heureux – hasards.

Trois institutions partagent le financement du dispositif à parts égales et l’Université, via sa « Mission Égalité », capte les financements pour pouvoir porter le poste de coordination et administrer l’ensemble des budgets qui permettront au dispositif de fonctionner (communication et site internet, rémunération des premières concernées, etc.). Par ailleurs, sur le plan fonctionnel, la coordination, si elle est rattachée fonctionnellement à la Mission Égalité de l’Université, devra être en lien privilégié avec l’équipe pédagogique du Master Intermédiation et Développement social qui a déjà été impliquée dans la préfiguration (master Administration Économique et Sociale – AES).

Quand elle m’a reçue, elle a comparé ça au film « 50 nuances de grey » et elle m’a dit : « il y en a qui aiment, il y en a qui n’aiment pas ».

Une fois la convention signée, les représentants des institutions se rendent dans une salle attenante pour une conférence de presse ; pendant ce temps, la séance plénière se poursuit.

C’est le moment pour nous de présenter le travail de préfiguration et d’expliquer ce qu’est l’Observatoire. Je monte à la tribune. Je projette et commente un diaporama qui reprend l’origine du projet, présente les choix méthodologiques effectués. Les différentes diapos brossent à grands traits l’ensemble du cheminement mais peinent à restituer l’ampleur, la richesse du processus qui s’est déployé pendant ces deux années et de l’ambition qui a été portée dès les premières réunions de travail.

La première rencontre avec les deux commanditaires [4] eut lieu en décembre 2020 et engagea le travail de préfiguration.

Au départ peu de choses étaient déterminées. J’avais amorcé les échanges en cherchant à comprendre ce que recouvrait pour mes deux interlocutrices le terme « observatoire », à quoi il devait servir, par qui il devait être animé, pour quoi et pour qui. Leurs premières réponses furent unanimes et sans appel : il fallait que cet Observatoire ne soit ni une coquille vide, ni une vitrine ou un faire-valoir.

L’Observatoire c’est un moyen d’essayer de protéger les futures victimes, puisque nous on les a déjà vécues. On a confiance en nous, on sait qu’on va y arriver.

Elles avaient dressé deux constats : d’abord un « certain nombre de réalités en lien avec les inégalités entre femmes et hommes ne sont pas suffisamment explorées ou restent invisibles » ; ensuite, « les données, et notamment les données sexuées ne sont pas disponibles sur de nombreuses thématiques ». De surcroît, elles partageaient la croyance selon laquelle « améliorer les connaissances et les approches sur tous les sujets qui émergent et qui n’ont pas été vus » devait permettre « d’agir différemment ».

Au fil des échanges, je retranscrivais leurs propos, les leur restituais, réagissais et venais en propositions pour opérer des choix.

J’ai vécu de la violence par le père de mes deux filles, j’ai été frappée de toutes les manières : physiquement, psychologiquement. J’ai porté plainte mais à un moment donné je me suis dit : « c’est le père de mes enfants », alors j’ai été retiré la plainte. Aujourd’hui je le regrette. Après, quand c’est arrivé à mes filles, je me suis dit « là, ça ne me concerne plus moi, je n’ai pas le droit de ne rien faire vis-à-vis de mes filles ». La chose qui me fait le plus mal c’est la violence sur mes enfants.

Le choix de positionner les premières concernées au cœur de l’Observatoire est un choix à la fois épistémologique et politique, donc « épistémopolitique » [5], et produit des répercussions sur le plan méthodologique. Il s’est fait très tôt, dès cette première phase de travail avec les commanditaires. Il s’est d’abord fait en prenant appui sur les travaux menés dans le cadre de ma recherche doctorale au sein du dispositif de parentalité [6] et sur l’expérimentation qui en constituait le centre : composer des collectifs hybrides associant parents, professionnels et élus pour engager une démarche de co-élaboration et croiser les expertises. Étant, au moment du démarrage du travail de préfiguration, en pleine écriture de la thèse, je passais régulièrement d’un objet à l’autre, dans un moment d’élaboration en transduction qui a créé des porosités entre les deux ; ainsi, la « précocité de l’engagement des profanes » comme facteur de réussite dans la mise en place de processus dialogique et d’exploration des « mondes possibles » [7], tel que je l’avais pratiqué avec les parents, a pris place dans les échanges pour constituer un point d’appui pour la réflexion. Mais ce choix épistémopolitique s’est également fait à partir de l’expertise des deux commanditaires ; du fait de leur propre expérience professionnelle dans le cadre de l’accompagnement au long cours des femmes victimes de violences, engagées avec elles dans des relations de forte proximité, les premières séances de travail ont permis d’identifier deux points clés. D’une part, elles ont repéré des situations problématiques qui pouvaient constituer des « centres de perspective » [8] ou, pour le dire avec les mots de Louis Staritzky (p. 413) [9], des « points de voir », pour explorer les phénomènes [10]. D’autre part, elles s’étaient déjà trouvées, par le passé, dépositaires de la demande exprimée par certaines femmes désireuses de participer à une action en faveur d’autres femmes, de vouloir contribuer, d’une manière ou d’une autre, à la lutte contre les violences faites aux femmes. De la même manière, d’autres professionnelles se trouvaient elles aussi dépositaires du même type de demandes.

Mon combat c’est d’aider les victimes dans leur démarche, les guider vers les personnes compétentes au moment où elles en ont besoin.

Ainsi, au cours de la 3e séance de travail, la question de la place et de la parole des femmes premières concernées par les violences fait irruption dans les échanges et s’impose comme une évidence et une nécessité : « La dimension de contribution des première∙ier∙s concerné∙e∙s et leur présence dès le départ au sein du collectif sont identifiées comme un enjeu majeur de la préfiguration. Il est nécessaire de créer des réseaux de pairs. Cette contribution doit être envisagée dans une logique de symétrie, en évitant les situations de témoignage, dans une logique de réciprocité » (Compte rendu , 3e séance, 4 février 2021). Nous nous devions donc de travailler avec les premières concernées et depuis les situations qu’elles avaient vécues, depuis l’expertise qu’elles avaient développée, notamment à travers l’usage des dispositifs judiciaires, sécuritaires et d’aide sociale. Par conséquent, le choix est fait de proposer aux femmes qui seraient intéressées de contribuer à l’Observatoire et composer un collectif de femmes « premières concernées ».

Comment voulez-vous porter plainte, quand on ne vous prend pas au sérieux ?

Ceci bouleverse toutes les premières idées et la programmation qui avaient commencé de s’écrire [11]. Ce nouvel objectif rebat les cartes, réoriente le projet et demande de se mettre en stratégie pour réunir les conditions de sa mise en œuvre. Le dire avec les mots de la sociologie de la traduction permet de penser la démarche un peu différemment : associer les premières concernées devient à cet endroit-là de la démarche un « point de passage obligé » et donc un levier de « problématisation » de l’ensemble de l’écosystème dans lequel l’Observatoire va être amené à se développer. De la crainte de la coquille vide, nous basculons vers un Observatoire portant un potentiel « site de problématisation ».

Ces éléments permettent de revenir vers le motif de la « participation » : lorsque l’on souhaite qu’elle prenne consistance en partant des publics et ne soit pas instrumentalisée comme faire valoir, qu’elle fonctionne au réel des pratiques, elle doit aimanter l’ensemble du processus et en constituer la raison d’être, elle doit guider, structurer l’ensemble de la démarche. Alors, la participation peut constituer un équipement démocratique.

Pour réunir les conditions de la participation effective des femmes premières concernées, la démarche a donc consisté à solliciter certaines professionnelles impliquées dans l’accompagnement des femmes victimes de violences, selon la logique décrite précédemment et dans le double objectif qu’elles constituent une partie du collectif hybride et qu’elles nous aident à associer le plus grand nombre de femmes intéressées possibles.

C’est à nous de porter le poids de tout : d’être victime, de se battre, se défendre, que ça soit au niveau de la justice et par rapport aux gens autour de nous. Ils ne vont pas forcément comprendre qu’on est victime et ils vont nous demander « mais pourquoi tu es restée ? », alors que c’est pas ce discours-là qu’on a besoin d’entendre.

Au mois de mai et juin 2021, deux rencontres permettent de constituer un premier groupe réunissant une vingtaine de professionnelles afin de leur présenter le projet et l’objectif de composer d’un collectif de femmes premières concernées. L’accueil est enthousiaste et la contribution d’une belle efficacité, d’abord pour mettre au travail la notion de « concernement » – en considérant collectivement essentiel de ne pas limiter l’accès à la catégorie « personnes concernées » aux seules femmes victimes de violences, mais d’associer des proches ou toute autre personne qui pourrait se manifester, tout en restreignant aux seules femmes, ces dernières étant majoritairement minorisées dans le rapport de domination genré et patriarcal –, ensuite en acceptant d’endosser la fonction de « passeuses » pour réengager le lien de confiance préalablement établi et permettre aux femmes victimes de violences de passer d’un monde à l’autre et se sentir légitimes pour prendre part et co-construire. Dès septembre 2021, nous pouvons organiser une rencontre inaugurale en réunissant à la fois les premières concernées et les professionnelles avec lesquelles chacune se trouvait en lien et pour laquelle cette dernière avait joué le rôle de « passeuse ». Puis, par la suite, six rencontres sont animées uniquement avec les femmes premières concernées, dans une modalité non-mixte. Les choix d’animation sont travaillés avec les commanditaires et une stagiaire en master 2 [12] ; chaque temps de travail a pour but de générer des récits d’expériences / récits de pratique et d’organiser la venue en dialogue des expériences. Nous procédons à partir de différentes consignes qui pour certaines prennent appui sur les éléments saillants issus de la fois précédente, chaque séance de travail est enregistrée et donne lieu à une retranscription. Ce matériau doit permettre d’identifier les processus en jeu dans les situations des violences faites aux femmes, en intégrant la plus grande pluralité de vécus tel qu’il fut possible de les visibiliser dans le dispositif que nous avions établi.

Le père de mon fils a été maltraité quand il était enfant il a vécu des trucs vraiment affreux. C’est inconscient mais bon, pendant des années j’ai excusé son comportement auprès de personnes qu’on connaissait en disant « vous savez, il a souffert, il a vécu ça », je l’ai beaucoup fait.

Dans ce mouvement de retour sur l’expérience vécue il est important de s’arrêter sur le vocabulaire mobilisé et d’en considérer les variations, car elles portent la trace du chemin parcouru par le projet et des enjeux qui le traversent.

Par exemple le parcours de l’expression « Collectif des femmes premières concernées » est signifiant : c’est la formule que nous avions trouvée pour identifier le groupe tout au long du processus et que nous utilisions à défaut d’en avoir trouvé de meilleure tout en étant persuadées qu’il devait y en avoir de plus élégantes, mais qui avait le mérite de mettre en avant la notion de « concernement ».

Aujourd’hui, dans la présentation du projet pour le lancement de l’Observatoire, je dois le nommer différemment ; dans le diaporama que je projette son nom est devenu : « Comité coopératif ».

« Comité coopératif » est une trouvaille récente et le résultat d’une adaptation nécessaire pour la présentation des travaux de préfiguration. L’expression s’est introduite il y a quelques semaines dans notre vocabulaire commun. J’ai du mal à me l’approprier car elle produit sur moi une impression étrange, l’effet de quelque chose d’artificiel, comme si un morceau d’étoffe synthétique et un peu rêche avait été glissé sous le manteau de notre langue commune, un terme avec lequel notre imaginaire doit composer même s’il ne fait pas vraiment sens ; durant ma prise de parole il me faut exercer une grande vigilance pour bien la copier-coller dans mon propos et ne pas commettre d’impair. Ce que je vis à ce moment-là révèle un autre lieu du processus de traduction qui s’est opéré tout au long du chantier de préfiguration, par le croisement entre les mondes des professionnelles, des femmes premières concernées et des commanditaires. Au fil de ces croisements, il est apparu que le nom « collectif de femmes premières concernées par les violences » que nous avions utilisé jusqu’alors, pouvait provoquer la méfiance des mondes institutionnels. Introduire « comité coopératif » est donc aussi une manière d’accueillir ces mondes-là dans notre langage qui, jusque-là, était circonscrit au cercle du collectif et donc d’opérer une ouverture.

L’Observatoire s’est construit en hybridité comme un dispositif-projet qui a intégré très tôt une manière-de-faire propre à la recherche-action (sans pour autant en revendiquer le terme). La quatrième séance de travail avec les commanditaires valide un « Observatoire-Laboratoire des possibles pour des actions innovantes » dans l’héritage de la « recherche de plein air » telle qu’elle est développée par Callon, Lascoumes et Barthe (2001, p. 154) en opposition à la « recherche confinée », et prolongée par Pascal Nicolas-Le Strat comme « recherche de plein vent » [18]. La construction de l’Observatoire a donc été orienté et structuré par la conjugaison de deux logiques, deux régimes de savoir, parfois antagonistes et en tension : à la fois par la logique propre au « projet » et à sa finalisation concrète qui a pris corps à travers la matérialité d’un certain nombre d’acteurs (un poste de coordinatrice, un site internet, une convention) ; et à la fois par la logique propre à la recherche, orientée vers la composition d’un collectif hybride et l’exploration depuis les situations. Certains éléments qui ont émergé ont été invisibilisés [14] et d’autres ont été traduits en « finalités », « objectifs » et « résultats attendus ». Conséquence de cette conjugaison, lors de la journée de lancement, le diaporama met en récit l’Observatoire et traduit les choix opérés par un titre « Repérage des besoins » et par la déclinaison d’une série d’objectifs qui sont formulés dans un langage très convenu[15]. Cette formulation, invisibilise le choix consistant à associer des femmes premières concernées en tant qu’« objectif », alors même qu’il a occupé une place centrale et que c’est cette démarche qui a structuré l’ensemble du projet. Par contre, le fait d’associer des femmes apparaît au titre de l’expérimentation et de la « participation », de la même manière que le fait de « se situer à une échelle « micro » dans une logique de démultiplication » en consacrant l’expression « explorer depuis les situations ».

Dans l’Observatoire, j’y trouve un lieu d’écoute, d’échange et c’est très gratifiant pour moi ; c’est un temps pour moi… bizarrement je n’ai aucun temps pour moi, si ce n’est d’échanger là-dessus. Je me sens utile.

Pour trouver une alternative à l’expression « collectif de femmes premières concernées », une proposition avait été lancée au cours des échanges, en référence à l’instance chargée d’organiser la participation dans le cadre de l’accompagnement des bénéficiaires du RSA : « Comité consultatif ». Sans connaître la réalité des contenus et des effets produits par ce type de dispositifs, le vocabulaire – et l’imaginaire – mobilisé, en mettant en avant la notion de « consultation », a joué le rôle de repoussoir et a permis de se rendre compte que la « consultation » se trouve à l’opposé de l’objectif recherché dans le cadre de l’Observatoire, pour nous amener à affirmer la notion de « coopération ». Parallèlement à cette substitution, il est intéressant de noter que, dans le diaporama, j’ai continué à utiliser le terme « concernées » pour désigner les femmes du collectif, mais en remplaçant « premières » par « directement », sans que cela semble poser problème : « femmes directement concernées par les violences ». On peut supposer que le terme « directement » désactive la puissance de l’expression et la mise en avant de leur primauté à porter considération aux acteurices, mais ce choix permet de conserver la notion de concernement.

Comme les violences intrafamiliales ce sont des violences invisibles, finalement nous, les invisibles, on se réunit de façon pacifique. On sait où sont les anomalies et les choses à corriger, on le sait parce qu’on a été obligées de s’informer, de trouver des armes, de chercher des solutions pour se protéger au mieux. On connaît le mode de fonctionnement des auteurs – on retrouve toujours la même chose –, on connaît les modes de fonctionnement des victimes, donc on est capable d’expliquer beaucoup de choses.

Parallèlement au travail engagé avec les professionnelles et avec les femmes premières concernées, il a fallu entreprendre un long travail de construction des alliances et du cadre institutionnels [16]. L’énergie procurée par les rencontres avec le collectif, la détermination de la déléguée, la qualité de la coopération ont permis de trouver les ressources nécessaires pour tenir le cap malgré les moments d’inquiétude ou de vacillement.

La première étape de cette construction a consisté à associer les directions des structures dont dépendaient les professionnelles impliquées dans le projet ; en faisant le choix de solliciter en première intention les professionnelles praticiennes, c’est-à-dire le niveau « technique », afin de mobiliser directement leurs connaissances de la configuration d’action et leur capacité à contribuer au projet à partir des liens tissés avec les femmes accompagnées, nous savions qu’il allait falloir, dans un second temps, porter attention au niveau « direction », revenir vers ces dernières et poursuivre la construction d’une alliance indispensable au projet [17].

La seconde étape a consisté à associer les institutions susceptibles de porter le projet à long terme et de le financer conjointement. Réunir les conditions d’une convergence de position de trois institutions telles que l’État, le Conseil Départemental et la Caf n’est pas chose aisée, alors même que la lutte contre les violences faites aux femmes bénéficie d’un assentiment consensuel dans une période où elle a obtenu le « label « Grande cause nationale » » octroyé depuis 2018 par le gouvernement [18].

Ma parole est toujours mise en doute. C’est toujours à nous de prouver que nous sommes victimes.

Le premier moment de négociation – dont la description à elle seule constituerait l’objet d’un article – a eu pour principal objet le portage du poste de coordinatrice puis l’écriture d’une convention commune ; il a duré une année (27 juillet 2021, pour la première rencontre qui a réuni les représentant des trois institutions, jusqu’au 6 juillet, date de publication de l’appel à candidature pour le poste de coordination). La principale source de questions et d’hésitations a porté, non pas sur l’accord d’un co-financement ou même sur le fond du projet, mais sur l’entité qui allait assumer la prise en charge du poste de coordination. Plusieurs explications peuvent être rapidement évoquées pour en situer les raisons. D’une part, le Conseil Départemental qui avait naturellement été pressenti dans ce rôle – étant la collectivité chargée de mettre en œuvre l’action sociale et notamment l’action de l’équipe d’Intervenantes sociales en Commissariats et Gendarmerie –, a souhaité ne pas gérer le poste. D’autre part, il paraissait périlleux de confier ce portage à l’une des associations impliquées dans le champ de la lutte contre les violences faites aux femmes, tant cela aurait risqué de déséquilibrer les rapports de coopération établis entre elles, ces dernières n’étant d’ailleurs pas favorables à être sollicitées à ce niveau-là. Dans ce contexte, c’est l’Université des Sciences humaines et sociales qui est apparue comme l’acteur pertinent en capacité de porter la coordination sans avoir à contribuer à son financement ; à partir des contacts déjà établis depuis le début du projet avec l’équipe du Master Intermédiation et Développement Social du département AES, il n’a pas été difficile de convaincre la présidente de l’Université et d’organiser le positionnement du poste au sein de la Mission Égalité de l’Université.

La seconde étape de négociation s’est concentrée, de juillet à novembre 2022, sur la finalisation de la convention reliant les quatre acteurs, convention signée officiellement lors de la journée de lancement, et l’organisation de la journée elle-même. Les questions de valorisation symbolique sous-jacentes aux dimensions logistiques et matérielles ont mobilisé les énergies pour définir à la fois le lieu, les modalités d’invitation des participants, l’organisation du protocole et notamment l’ordre des prises de parole des représentants institutionnels.

Moi, j’ai vécu de la violence intrafamiliales qui existait déjà avant ma naissance ; ce n’était pas moi la première victime. C’était connu, ça se savait, c’était étouffé. Ils ont toujours été protégés.

Les paroles lues à l’occasion de la journée de lancement de l’observatoire ont une histoire. Cette histoire a réellement débuté dans le contexte et à l’endroit de l’articulation entre la structuration institutionnelle et la structuration opérationnelle de l’Observatoire.

Au cours du cheminement nécessaire à la construction du cadre institutionnel, une séquence particulière s’est jouée dans la présentation de la phase de préfiguration au sein de l’instance « Comité départemental de lutte contre les violences faites aux femmes » [19] dont l’enjeu était d’obtenir la validation de la démarche engagée, même si cette validation n’avait pas été officiellement formulée. Cette instance, très formelle, est présidée par le préfet, co-présidée par les procureurs de la République de Béziers et Montpellier, et associe les représentants des forces de police et de gendarmerie, de la protection judiciaire de la jeunesse, des Services pénitentiaires d’insertion et de probation, de la Caf, du Conseil Départemental, de l’Éducation Nationale, de la ville de Montpellier et des principales associations quasi-institutionnelles. Il me faut décrire – même de façon partielle mais en essayant de documenter avec précision la matérialité de leur mise en œuvre – la succession de certains événements qui ont émaillé cette séquence pour montrer à nouveau les processus de traduction mais aussi le niveau de mobilisation nécessaire pour que des dispositifs tels que l’Observatoire puissent voir le jour.

J’ai eu la chance, dans les services sociaux, quand même, de tomber sur des personnes qui m’ont totalement entendue. Avec trois phrases elles ont compris, elles ont même mieux compris que moi, qui ne me sentais pas encore victime, à ce moment-là. J’ai eu de la chance, je suis peut-être tombée sur la bonne personne au bon moment.

C’est à l’occasion de la seconde séance de travail de cette nouvelle instance, initialement programmée début décembre 2021, que nous avons souhaité faire résonner la parole des femmes premières concernées dans l’enceinte institutionnelle et doubler la dimension protocolaire d’une dimension sensible davantage fidèle à la réalité du projet. Pour cela, nous avons cherché une modalité pour les associer à la présentation. Ne pouvant les associer physiquement, nous leur avons proposé d’y être présentes à travers leurs paroles, en faisant entendre leurs voix. Pour cela, avec l’accord des commanditaires d’un côté et avec la complicité du collectif, l’étudiante en master et moi-même avons animé un dispositif spécifiquement dédié à l’enregistrement de leur parole : nous avons invité chaque personne à prendre individuellement un temps pour écrire quelques notes qui répondent à ces deux questions : « En quoi vous vous retrouvez dans le travail de l’Observatoire / qu’est-ce que vous y trouvez / à quoi ça vous sert / etc… » et « Dans le futur : Qu’est-ce que vous avez envie que l’Observatoire produise / Quelles sont vos attentes ? ». Toute une matinée durant, par deux ou trois, les groupes se sont succédés pour des échanges d’une dizaine de minutes, autour du dictaphone, dans une ambiance de studio d’enregistrement.

J’ai l’impression d’exister réellement, c’est-à-dire de ne pas être la seule à vivre ça, de me sentir un peu plus entourée parce que les unes les autres on peut s’apporter des solutions.

Cette démarche a été conçue et présentée au collectif comme une tentative, en exposant dès le départ qu’il allait ensuite nous falloir réécouter les enregistrements et certainement, sélectionner, filtrer pour s’assurer que leurs paroles puissent être reçues, entendues, que le propos collectif ainsi construit soit audible par les représentants associatifs et institutionnels siégeant dans cette instance. J’ai donc réalisé un montage audio à partir d’une première sélection que j’ai faite dans l’ensemble des paroles enregistrées, montage que j’ai intégré dans un diaporama et soumis à l’appréciation des commanditaires, ces dernières jouant le rôle de filtre et d’opérateur de traduction du fait de leur connaissance fine des mondes institutionnels. Un premier retour m’a demandé d’éliminer certaines phrases susceptibles de déranger ou de choquer ; j’ai réécouté les enregistrements, réalisé un nouveau montage que j’ai à nouveau soumis à l’écoute des commanditaires. Un second retour m’a demandé d’éliminer d’autres phrases ; j’ai réécouté les paroles enregistrées, réalisé un nouveau montage, etc. Ces allers-retours se répètent jusqu’à obtenir un résultat dont nous supposons qu’il suscitera l’intérêt de nos interlocuteurs, que sa moindre portée critique permettra de ne pas déclencher de réactions défensives qui délégitimeraient le projet, mais qu’il rendra présent le collectif de femmes et donnera à voir la puissance transformatrice des savoirs expérientiels.

Ils m’ont demandé de faire un parloir… Enfin, je ne sais pas si vous vous rendez compte, mais organiser un parloir alors que dans le jugement il lui a été reproché la manipulation de ses enfants… Et on me demande de déclencher un parloir avec leur papa !

La séance du Comité Départemental qui devait se tenir début décembre est annulée.

Entre-temps, début janvier 2022, la présidence de l’Université donne son plein soutien au projet et valide la perspective de porter la coordination. Pour avancer sur le projet à partir de l’assentiment donné par l’Université, une autre rencontre est organisée mi-janvier au prétexte de faire un « bilan » de la période 2021, en réunissant la Délégation aux droits des femmes, la Caf et le CD (direction de l’Action sociale de chacune des institutions). Cette rencontre est l’occasion de tester la présentation intégrant le diaporama et les voix des femmes du collectif. Même si les conditions matérielles de déroulement de la rencontre ont largement contribué à rendre l’exercice très difficile – nous sommes en visioconférence et je rencontre un problème technique qui m’oblige à diffuser le son via une enceinte posée sur mon bureau – cette tentative montre que le temps d’écoute est difficile et l’irruption des voix dans ce contexte de négociation institutionnelle est incongru, que l’attention des acteurs ne parvient pas à être captée.

À l’hôpital, ils me demandaient si j’avais eu un gros traumatisme crânien. Je disais « non » ; ce n’est pas que je ne m’en souvenais pas, mais j’étais dans le déni, je disais « non, non, je tombais beaucoup quand j’étais petite », ou alors pour la fracture de côtes je disais « je ne sais pas ». Quand on est dans la violence intrafamiliale on a tendance à défendre sa famille. Pourtant, petite, j’en ai toujours parlé ; mais à l’école j’étais punie, donc après j’en parlais plus.

Quelques jours plus tard, le 24 janvier les services de la préfecture convoquent à nouveau la séance du Comité Départemental qui est reprogrammée à nouveau pour le 8 février, soit seulement 15 jours plus tard. Les agendas de l’ensemble des acteurs s’adaptent et s’alignent.

Quelques jours avant sa tenue, un ensemble d’éléments révèle la montée d’une inquiétude et certaines formes de défiance vis-à-vis du projet au sein des services de la préfecture. Le support de présentation doit être transmis pour visionnage avant la séance, le temps de présentation est resserré à dix minutes. Ainsi, à la fois pour tenir compte de ces informations et de ce que nous avons observé précédemment lors de la réunion à distance, nous sommes conduits à revoir la présentation. À contrecœur nous décidons de ne pas diffuser les voix des femmes.

Par surcroît le texte de la présentation est modifié. Nous apportons plusieurs « corrections » et reformulations, toujours par précaution et donc par anticipation ; ceci participe d’une production « d’éléments de langage ». Ainsi, comme s’il était question de jouer au jeu « tabou » – suivant la formule joliment trouvée par une représentante institutionnelle – plusieurs termes ou motifs sont censurés, tels que les formulations « premières concernées » ou « croiser les expertises » ; d’autres sont valorisés, notamment tout ce qui relève du « concret », les « observations qui conduisent à produire de l’action » (par exemple l’organisation de la journée annuelle, le plan de communication, l’organisation de séminaires de sensibilisation, la création d’outils). Dans la même logique, concernant les termes utilisés pour caractériser l’articulation avec l’Université, étant donné que des réserves portaient sur les dimensions opérationnelles et de façon implicite sur la crainte d’une vision « hors sol » par l’Université et la recherche, ou encore d’une « idéologisation » des sujets, il a fallu mettre en avant la proximité du Master Intermédiation avec les milieux professionnels, sa capacité à alimenter les dispositifs opérationnels et à s’inscrire dans des processus de transformation sociale. Enfin, la méthodologie continue à être l’endroit où il reste possible d’affirmer les choix et la démarche engagée : la manière dont elle est qualifiée ne change pas, elle est toujours revendiquée comme une « méthodologie participative », mais l’ajout de « et opérationnelle » vient compléter la formulation. Par ailleurs, la modalité de production des savoirs continue à être caractérisée par le fait « d’Explorer depuis les situations » pour une « compréhension des phénomènes ancrée dans les situations concrètes ».

À partir du moment où je suis partie ça été pire. Je le vois partout en centre-ville où je travaille, il est comme un fou, je suis harcelée. Je reçois parfois plus de 40 appels par jour à la suite, des insultes, des menaces de mort jusque devant mon travail. J’ai peur et je suis parfois incapable de sortir de chez moi ; j’ai trop peur.

Lors du comité départemental, l’ensemble des personnes sont réunies autour d’une grande table ovale ; le préfet, après avoir introduit la séance, passe la parole aux procureurs, puis invite la première personne à sa gauche à s’exprimer. Les tours de parole se succèdent ainsi, sous la gouverne du représentant de l’État. La présentation de l’Observatoire, une fois qu’elle est achevée, ne suscite aucune question. La parole passe à la personne suivante. L’autorisation d’inscrire l’Observatoire à l’ordre du jour et l’absence de réaction valent validation.

Lors de la rencontre du collectif qui suit ce comité, j’en fait le compte rendu et je projette le diaporama initialement prévu – celui qui contient les voix – puis celui qui a finalement été présenté. Même si les échanges permettent de mettre en visibilité les différentes strates du projet et les enjeux spécifiques et si chacune comprend la nécessité de voir le projet aboutir, une forme de déception s’exprime devant le renoncement à avoir fait entendre les réalités qu’elles rencontrent, une incompréhension et une colère à constater qu’il n’est pas possible de dire les réalités qu’elles ont vécues, subies, observées, dans des instances qui paraissent instituées pour cela.

Ce qui m’intéresse dans le travail de l’Observatoire, c’est que c’est un travail concret fait en intelligence, dans le sens où les personnes concernées, les victimes, apportent des explications sur leurs modes de fonctionnement

Dès le mois de mars 2022 l’organisation de la journée de lancement se met en route et occupera les travaux du collectif jusqu’au 25 novembre. Les travaux du collectif se centrent sur la préparation de cette journée et sur la présentation de la phase de préfiguration. Je propose d’éviter les effets de représentation de l’Observatoire par seulement une ou deux personnes ; il faut organiser une modalité de prise de parole qui soit fidèle à la manière dont le processus de préfiguration s’est déroulé et donc amener tous les membres du collectif à monter sur scène, et, par leur simple présence ou par une intervention à plusieurs voix, faire exister ce qu’est l’Observatoire. Le principe d’un diaporama proche de celui présenté au comité est rapidement validé collégialement mais l’image de fond ne convient pas ; je l’ai importée d’une campagne de prévention officielle et plusieurs femmes premières concernées demandent à ce qu’une nouvelle image puisse mieux représenter le collectif. Nous décidons alors de solliciter une photographe professionnelle pour réaliser des prises de vue qui permettront de produire tous les visuels destinés à la communication de l’Observatoire (diaporama, flyers, site internet [20]). Il reste à imaginer une manière de produire une parole collective. C’est finalement en repartant des paroles enregistrées auxquelles s’ajoutent celles qui ont émergé d’autres échanges que nous réengageons cette démarche. La proposition retenue (rencontre du mois de juin) est donc que « chacune lit une phrase qui n’est pas celle qu’elle a dite » dans une organisation qui permet que « les positions ne sont pas distinguées (savoirs d’usage/savoirs professionnels) » ; « l’intérêt [est] de ne pas relier les expériences aux personnes mais de faire exister l’ensemble des situations partagées à l’échelle du collectif : ne pas produire l’effet de « récit de soi » du témoignage dans lequel les premières concernées peuvent être interpellées directement sur leur histoire intime » [21]. Une première lecture à plusieurs voix est tentée et éprouvée, sorte de test improvisé, et semble bien fonctionner. « Les phrases qui seront choisies devront éviter la mise en accusation d’un acteur pour ne pas produire d’effet de braquage de l’un ou l’autre, ce qui serait contre-productif » ; certaines situations décrites sont floutées afin que l’on ne reconnaisse pas l’institution dans laquelle elle se déroule.

Quand j’ai dû envoyer, par obligation, mon enfant chez son père, j’avais l’impression que mon fils était un peu comme en construction de Capla : chaque jour je construisais je consolidais, et dès qu’il revenait tout était déconstruit, il fallait que je recommence.

La séance du 15 octobre, la dernière avant que l’on ne se retrouve pour la journée de lancement, permet, d’une part, de réaliser les photographies et, d’autre part, de sélectionner collectivement les phrases que nous souhaitons faire entendre. Pour préparer ce travail j’ai regroupé les verbatims dans plusieurs catégories qui correspondent à la fois à ce qui avait été réalisé pour le Comité départemental et à la fois aux thématiques choisies pour constituer la feuille de route de l’Observatoire pour l’année 2023 : « 1/ Vécu intérieur, attentes, caractérisation des violences (tous les types de violences) ; 2/ Enfants : ce que vivent les enfants ; ce que leur présence induit/produit pour les femmes en situation de violence ; 3/ Place des prises de produits, addictions dans les violences conjugales ; 4/ Système de co-reproduction et violences faites aux « Filles » [22] ; 5/ L’Observatoire : à quoi il nous sert / ce qu’il produit ».

Des groupes de travail se forment, mêlant femmes professionnelles et femmes premières concernées dans une attention commune à ce que les paroles retranscrites racontent, ce qu’elles donnent à voir des situations de violences, la manière dont on peut imaginer qu’elles retranscriront le travail produit pendant la préfiguration. Pendant ce temps, la photographe tourne, saisit des nuques, des mains, des dos en réflexion qui composeront, combinées aux photographies et à une série de dessins d’enfants co-victimes des violences, réalisés dans le cadre d’un accompagnement par une association de professionnelles, les panneaux de l’exposition construite pour l’occasion du lancement de l’Observatoire et installée dans le salon où se déroule l’événement. Les verbatims, après avoir été lus et discutés – parfois même découpés comme je ne m’y étais pas autorisé lorsque je les avais choisis –, leur pertinence évaluée à l’aune des objectifs, sont sélectionnés. Ce dernier temps de travail se clôt par une lecture de toutes les paroles qui doivent être lues, à la fois pour s’exercer et pour prendre la mesure de ce que le dispositif produit.

Le vendredi 25 novembre 2022, lors de la journée de lancement de « l’Observatoire départemental des violences faites aux femmes, sexistes, intrafamiliales de l’Hérault », c’est l’ensemble des membres du collectif présentes qui monte sur scène et prend la parole pour lire toutes les phrases, à voix haute.

Maintenant qu’elle a grandi ma fille, elle me dit « moi si j’avais vu des trucs comme ça, j’aurais tapé, je me serais mise entre lui et toi je l’aurais tapé ». C’est le danger aussi que les gamins se mettent entre les deux et se prennent des coups.

À partir de l’observation et de la prise en considération des logiques d’action dominantes, en se logeant au creux d’un pré-construit institutionnel (un « observatoire »), en occupant la place et en satisfaisant à la « grammaire des institutions » (Talpin, 2011, p. 17) [23], grâce aux complicités tissées entre acteurs positionnés à l’intérieur et à l’extérieur, les processus de traduction engagés (intéressement et problématisation) on permis de décaler les pratiques et les cadres de référence. Agissant comme un « Cheval de Troie » épistémopolitique la démarche a fonctionné en produisant une « scène (…) (construire des situations) où les personnes directement concernées ou intéressées par la question de recherche peuvent s’associer à égalité de reconnaissance et de contribution (…). Cette égalité, constitutive d’une épistémopolitique du commun, n’est pas un but en soi, abstrait ou réifié, mais une dynamique, un processus, une réalisation ; elle s’atteste et s’actualise à travers ce qui est réalisé en commun ». On peut espérer que cette expérience continue à affecter les pratiques et outrepasse les limites qui sont souvent imposées par le cadre des « expérimentations » : elle sont bien souvent formulées par les institutions, pour tel ou tel projet, comme des parenthèses qui créent un possible pour un temps déterminé mais se referment tout de suite après, pour un retour à l’ordre antérieur sans avoir modifié les manières de faire/penser.

Le modèle qui a réussi à s’imposer ici (« modèle » au sens du patron que l’on peut réengager dans d’autres productions), convoque, par nécessité, des logiques (un régime de savoir, des attentions), des acteurs qui n’auraient pas pu s’impliquer en suivant l’ordre habituel des prééminences, déploie une puissance à interroger et à transformer les rapports de pouvoir et développe une forte capacité à faire collectivement.

Tout ceci a pu être réalisé grâce à Sophie, Virginie, Fathia, Siham, Isabelle, Anaïs, Rahmouna, Stéphanie, Sacramento, Imene, Pauline, Élodie, Caroline, Lydia, Sandrine, Hasna, Chantal, Valérie, Halima, Pauline, Widad, Khadija, et Sylvie, Claudia, Fathia, Virginie, Lucie, Stéphanie, Sophie, Audrey, Séverine, Fleur, Régis, Ilham, Estelle, Caroline, Virginie, Pauline, Claudine, Fanny, Hélène, Anne, Charlotte, Juliette, Alexandra, Pauline.

Notes

[1] Roux, Benjamin. 2018. L’art de conter nos expériences collectives, Faire récit à l’heure du storytelling. Les éditions du commun. https://www.editionsducommun.org/products/l-art-de-conter-nos-experiences-collectives-benjamin-roux

[2] Parmi les 46 femmes qui ont participé au moins une fois aux rencontres organisées pour construire les bases de l’Observatoire, 22 ont souhaité s’impliquer en tant que victimes ou anciennes victimes de violences conjugales et/ou intrafamiliales et sexistes. 24 ont souhaité s’impliquer dans le projet en tant que professionnelles appartenant au champ du travail social. L’absence d’homme dans ce projet peut s’expliquer par le fait qu’au sein des structures ou fonctions sollicitées pour s’associer au projet (associations présentes sur le territoire de Béziers, fonctions d’Intervenantes Sociales en Commissariat et Gendarmerie et fonctions d’animation des Réseaux Violences Intra-Familiales – VIF – répartis sur les différents territoires de l’Hérault et gérés par deux associations – CIDFF et Via Voltaire), aucun poste n’était occupé par un homme. Plusieurs rencontres ont été organisées sur une modalité non-mixte avec les professionnelles d’un côté (cinq rencontres) et avec les premières concernées de l’autre (six rencontres), puis quatre rencontres ont permis d’associer les deux catégories d’acteurices.

[3] « Je voulais m’excuser de ne pas m’être déplacé aujourd’hui. Je pense que je n’ai personnellement pas pris assez de recul sur ma situation personnelle pour affronter une journée comme ça. Je pense que j’aurais pleuré la moitié de la journée, rien que d’écrire le message, les larmes montent. Heureusement que tout le monde n’est pas comme moi et que les choses avancent sur ces sujets si importants. Quand j’aurais la force, je me joindrais au groupe. L’idée de cet observatoire est géniale et sous cette forme tellement innovant » Mail reçu le 25 novembre à 18h55 de la part de A.

[4] Au départ du projet ce sont la Déléguée aux droits des femmes et à l’égalité femmes-hommes et la Cheffe du service des Intervenantes Sociales en Commissariat et Gendarmerie (ISCG) qui m’ont contacté. C’est avec elles, exclusivement, que s’est déroulée la première étape du travail puis avec elles également que s’est poursuivi tout le travail avec le collectif de femmes.

[5] Pour reprendre la formule employée par Pascal Nicolas-Le Strat pour caractériser l’articulation entre la modalité de production de la connaissance et les enjeux du commun. https://pnls.fr/vers-une-epistemopolitique-du-commun/

[6] Garcia, Régis. 2021. La participation des parents : expérimenter la co-élaboration des savoirs à partir du dispositif de parentalité. Une recherche-action au cœur des réseaux parentalité. [thèse de doctorat en sciences de l’éducation]. Université Paris 8 – Saint-Denis.

[7] Ces expressions sont issues des travaux présentés dans l’ouvrage : Barthe, Y., Callon, M., Lascoumes, P. (2014). Agir dans un monde incertain: Essai sur la démocratie technique. Le Seuil, p. 249-250.

[8] Lire Nicolas-Le Strat, P. (2008, juillet). D’après Foucault. Une note de lecture. PNLS.- https://pnls.fr/dapres-foucault/ en référence à l’ouvrage : Artières Philippe et Potte-Bonneville Mathieu. (2012). D’après Foucault (2e éd.). Éditions Points.

[9] Staritzky, Louis. 2023. La recherche comme expérience(s). Vers une sociologie des tentatives. [thèse de doctorat en sociologie]. Université Paris 8 – Saint-Denis.

[10] L’une de ces situations-problème identifiée, même si elle n’a finalement pas été mobilisée comme point de départ pour explorer, s’est ensuite trouvée confortée par les échanges au sein du collectif et recelait un fort potentiel heuristique ; il s’agissait des « stratégies mises en place par les femmes en situation de violences conjugales pour organiser leur départ et la séparation » puisque « de nombreux passages à l’acte surviennent au moment du départ de la femme ». La méconnaissance de ce phénomène peut conduire des professionnels à « pousser au départ en ignorant ce risque majeur » (Compte rendu, 3e séance, 4 février 2021).

[11] Les modalités de construction de l’observatoire que nous avions commencées à imaginer restaient relativement classiques : réunir l’ensemble des acteurs du champ identifié, animer une ou plusieurs rencontres de manière à faire émerger les principales thématiques et préoccupations repérées par chacun des acteurs dans le cadre de ses missions, identifier les thématiques récurrentes, constituer des groupes de travail. Surtout, nous nous heurtions alors à la difficulté de constituer un collectif d’une taille très importante et difficile à animer pour une production qualitative (plus de cinquante personnes) et de ne pouvoir associer que très peu de professionnels de première ligne, risquant de reproduire les jeux d’acteurs, les effets de représentation et de concurrence entre associations et institutions.

[12] Juliette Thatcher, Master 2 Intermédiation et développement social, Université Paul-Valéry, Montpellier 3.

[13] Nicolas-Le Strat, P. (2014, 16 novembre). Une recherche de plein vent. PNLS. https://pnls.fr/une-recherche-de-plein-vent/

[14] Par exemple, sur la base des constats établis par les commanditaires se formule un étonnement qui n’aboutira pas à une exploration mais qui paraît d’une belle portée heuristique : malgré la somme d’actions réalisées par des acteurs aussi divers que des associations implantées localement, des associations quasi-institutionnelles, des services de l’État comme les forces de police et de gendarmerie, des collectivités territoriales, malgré la somme des « évaluations » extrêmement documentées produites par chacun et exigées par les organismes financeurs dans le cadre des appels à projet, les données manquent. Un chantier de recherche en soi.

[15] « Extraire, objectiver des données qualitatives ; Améliorer la visibilité des actions sur le département ; Prendre en compte la pluralité des situations des femmes ; Visibiliser les questions émergentes ; Définir les actions et les prioriser ; Appuyer une démarche de projet collégiale ; Favoriser l’implication des partenaires ; Définir le périmètre et les compétences de l’Observatoire ».

[16] Pour caractériser ce cadre il me semble toujours plus juste de recourir à une image, mais j’hésite toujours entre celle de « coquille » ou de « l’exosquelette », cette dernière me semblant toutefois la plus adaptée d’autant plus qu’elle permet de conjecturer que le devenir de l’animal « Observatoire » va dépendre de la manière dont sa structure extérieure, l’exosquelette institutionnel, va pouvoir s’accorder à sa structure intérieure, le collectif hybride. Il est probable que les mouvements de l’un par rapport à l’autre nécessitent de subtils ajustements.

[17] Ce qui a été fait dès le mois de juin 2021 en organisant une rencontre avec les directions du CIDFF, de l’Amicale du Nid et de Via Voltaire.

[18] https://arretonslesviolences.gouv.fr/l-etat-vous-protege/politique-de-lutte-contre-les-violences-faites-au-femmes

[19] Le comité départemental de lutte contre les violences faites aux femmes a été mis en place par la circulaire du 3 septembre 2021 dans la suite du Grenelle de lutte contre les violences conjugales lancé en septembre 2019 : https://www.herault.gouv.fr/Actualites/INFOS/Installation-du-Comite-Departemental-des-violences-faites-aux-femmes

[20] Ce sont ces photos réalisées par Alexandra Gomez qui sont aujourd’hui utilisées pour le site internet : https://www.ovff34.fr/

[21] Relevé de conclusion, 25 juin 2022.

[22] L’expression « violences faite aux filles » a été validée, dans le cadre du travail de recherche mené par Juliette Thatcher, à partir du constat de l’importance des effets générationnels sur les pratiques de violences, comme une manière de caractériser les violences spécifiquement subies par les femmes âgés de moins de 25 ans.

Cf. Thatcher, Juliette. 2022. Les violences faites aux filles : violences sexistes et sexuelles dans les relations des jeunes de 15 à 25 ans. Focus sur le département de l’Hérault. [mémoire de master 2]. Université Paul Valéry Montpellier 3.

[23] Talpin, Julien. (2011). Retour sur la politisation des individus par la participation. Pour une approche pragmatique des effets de l’engagement participatif sur les acteurs. Communication à la journée d’études sur les effets de la participation, Paris, EHESS.

Régis Garcia

16 Mars 2023

Une réflexion sur « Transformer l’action publique depuis l’intérieur par/avec les premières concernées – l’expérience de « l’Observatoire départemental des violences faites aux femmes, sexistes, intrafamiliales » de l’Hérault »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *