Une histoire de co-création en pédagogie sociale

Mathieu Depoil et Hélène Planckaert

« Tous les Hommes sont égaux. Mais il y a des choses qui les rendent inégaux : la force, le pouvoir, l’argent et la culture »
Equipo Plantel , Joan Negrescolor, Sophie Hofnung1


Il est toujours délicat pour nous, pédagogues, éducateurs et éducatrices, d’évoquer et de traiter de cette nébuleuse que sont l’art et la création artistique. Sommes-nous légitimes ? Est-ce notre champ d’intervention ? Est-ce notre créneau ? Entre vision politique et philosophique, la masse d’écrits, de recherches, de courants et de débats sur le sujet, nous font dire qu’il est important de préciser que notre angle de vue et d’approche est celui de pédagogues sociaux qui voient en l’art un objet d’émancipation et de transformation sociale : abolir les rapports sociaux de domination et d’exclusion.

Mathieu Depoil est pédagogue social, doctorant en sciences de l’éducation à l’université de Montpellier et directeur de la Maison-phare (association d’éducation populaire et de pédagogie sociale – Dijon). Ses travaux de recherches-actions explorent les liens entre éducation populaire, pratique de la pédagogie sociale et libertaire et émancipation politique.
Hélène Planckaert est pédagogue sociale et responsable de l’action culturelle et artistique à la Maison-phare (association d’éducation populaire et de pédagogie sociale - Dijon). Depuis de nombreuses années, elle articule travail social collectif, travail de co-création artistique et culturelle avec une pratique régulière d'ateliers de rue et d’interventions sur l’espace public.

Car la question de l’art, de la culture et plus largement la question de l’expression de « soi » ou du « nous », semble intimement liée à la notion de pédagogie sociale. Au même titre que le travail du corps, le travail du lien social ou encore le travail du milieu de vie, la démarche artistique est centrale dans nos pratiques de pédagogues de rue. Partant du principe que la pédagogie sociale est une forme de lutte éducative en milieu ouvert contre toute forme d’exclusion, et étant conscient que la culture peut être source d’inégalité et de domination, comment alors articuler un travail artistique émancipateur avec nos pratiques de rue ? Comment ne pas reproduire dans l’espace public, les ambivalences inhérentes à la dérive socioculturelle2 ? Comment repositionner l’art comme outil de transformation locale pour s’opposer à la confiscation des pratiques artistiques par une élite ?

Ces questions, aussi complexes et diverses soient-elle, peuvent trouver des éléments de réponse dans le fait, d’une part, de définir et d’organiser le dehors et nos ateliers de rue comme tiers-espace d’art et de culture et, d’autre part, de penser et développer les principes de co-création dans ces espaces. Ces deux axes, qui guident nos pratiques, semblent répondre aux enjeux d’une pédagogie émancipatrice vouée à rompre avec les systèmes de reproduction et de domination sociale et culturelle. Nos idées, nos envies, nos façons de faire et de voir le monde se retrouvent dans les principes de la co-création artistique que nous définissons ici comme processus « d’émergence de commun » et de création collective, pilier d’une pédagogie sociale et populaire.

Définir le dehors comme tiers-espace d’art et de culture 3

Ayant préalablement défini l’art et la culture comme outils de transformation sociale, il nous apparaît important de préciser ici ce que nous entendons par ces termes. Partant de l’hypothèse qu’il existe une différence, mais un lien fort et étroit entre art et culture, il est nécessaire d’éclaircir ces notions permettant de mieux expliciter notre approche : l’art peut être considéré dans nos pratiques comme étant « production conscientisée », « œuvre questionnant l’humanité et le monde », « expression libératrice », « émotion créatrice » et surtout ne nécessitant aucun savoir spécifique ni enseignement prédéfini pour s’en revendiquer. La culture est pour nous synonyme de rapport social, de commun, de construction et de « praxis ». Ainsi, la complémentarité des approches et l’alliance de ces notions nous semblent centrales et essentielles, vues sous l’angle de l’expérimentation sociale et artistique plutôt que sous la forme de représentation, de diffusion ou de consommation de biens ou d’activités. Notre vision de la culture et de l’art passe par un travail et par une expérience collective, émancipée, qui dépassent les cadres institués et matériels, les dispositifs ou les codes enfermant et réduisant ces notions à des espaces clos, autoproclamés lieux d’art et de culture, souvent « labellisés » et « validés » par une autorité académique.

Rappelons-nous ici de la période de crise sanitaire et de confinements, durant laquelle il a été annoncé la fermeture des « lieux d’art et de culture ». Il aurait été plus juste de parler de fermeture des « lieux d’art labellisés » et non des lieux de culture, car in fine c’est le « spectacle et l’art validé » qui ont été contraints. Ce sont les lieux d’art et de diffusion « institutionnalisés » qui ont été fermés… et non une disparition de l’art et la culture. Car pour nous, le travail de l’art a continué. Dehors, en plein air, dans la rue, mais il a continué.

Car en pédagogie sociale, l’art et la culture ne s’enferment pas dans un espace clos, ils trouvent d’autres chemins et d’autres endroits pour vivre et être vécus. Comme cela a toujours été le cas, l’art n’existe pas que dans ces lieux. Il n’est pas appropriation d’un bâti, d’un endroit, d’une adresse, d’une maison fermée ou d’une enseigne. Enseigne que nous pouvons nommer tour à tour théâtre, musée, salle, exposition ou autres. L’art peut vivre dans l’interstice, dans la lutte, dans l’expérience, dans le collectif populaire, dans les modèles de vie démocratique, dans les lieux « hors lieux de culture et d’art». La culture ne se range pas dans un endroit. Elle n’est pas objet. Elle n’est pas définie, donc non classable. Réduire l’art et la culture à ces uniques « endroits d’art académique», c’est les enfermer, c’est les ligoter. C’est les assujettir à un modèle qui construit des cloisons – être dedans ou être dehors – faisant ainsi, de son objet même, une source d’inégalité sociale. S’indigner haut et fort de la fermeture de ces « lieux de culture » est une chose, proclamer la disparition et l’absence « d’art et de culture » suite à ces fermetures, en est une autre. C’est nier la force et la nature même de la culture, c’est nier le fait qu’elle est partout. C’est exclure le reste du monde d’un potentiel culturel et artistique. C’est réduire l’art à un lieu et non un mode de vie, une émotion, une idée ou un travail. La culture et l’inculture ? Il y aurait les gens dedans, et les gens dehors ? Symbole d’une catégorisation de l’art et d’un de classes sociales. Si l’art est uniquement lieux, alors il n’est plus populaire ni ouvert. Il devient appartenance, privatisation, soumission à l’entre-soi et à une loi effaçant l’universalité de son caractère.

La pédagogie sociale comme pratique commune

La notion de commun est donc ici primordiale. Quel espace avons-nous en commun aujourd’hui ? Quel espace pouvons nous partager ? Pourquoi pas la rue ? Cet endroit sans cloisons, sans entrée, sans sortie. Sans guichet. Sans porte.
En pédagogie sociale, la rue peut devenir un tiers-espace éducatif, artistique et culturel à elle seule. Pourquoi ? Car c’est dans la rue que nous mettons cette culture au travail sous forme d’atelier de rue collectif. Nous la mettons ici à l’épreuve de la pratique et de l’inconditionnalité de son approche. Cette culture, c’est l’expérience du collectif et l’expérimentation de la construction. Nous considérons le dehors comme espace d’art car il est permanent et populaire. Notre culture est donc celle du quotidien, du à demain, de l’implication et de la prise de responsabilité. Ce n’est pas celle du choix, de la recommandation et du programme. Ce n’est pas celle du remplissage et du « spectacle »4.
Notre culture est celle de l’agir et de la transformation de la réalité proche. Notre art s’inspire du vivant. Il n’est ni admiration ni mécanisme. C’est par le travail de la culture que peut se dessiner le chemin de l’émancipation et non par sa contemplation, car la pratique artistique sans visée émancipatrice n’est que divertissement et diversion aux services des puissants. Tel est le cas en pédagogie sociale : l’art est révolte parce que non-soumis aux codes et contraintes du dedans, de la cloison et de l’entre-soi. Il y a nécessairement besoin du collectif pour construire ensemble du commun. Sans commun, il n’y aura pas d’art émancipateur. Sans liberté et sans éducation, il n’y aurait pas d’impulsion créatrice5 essentielle à ce processus.

Cependant, ça serait nier la réalité que de définir les salles et lieux de diffusion artistiques comme inappropriés à la construction d’une société libre et émancipée. L’idée n’est donc pas de les opposer à l’unique pratique artistique de rue. L’idée n’est pas non plus de transformer la rue en « espace des arts institutionnels » ou d’en « foire à la culture ». Car notre projet est également de lutter contre la colonisation de l’espace public par les institutions, sous prétexte du « aller-vers ». Notre proposition est donc dans l’interstice. Se retrouver dans la rue, ensemble, éducateurs, éducatrices, pédagogues, artistes, habitant.e.s, enfants, jeunes, pour agir et trouver ensemble une place et un rôle dépassant la simple réaction à la mutation violente et empressée d’une société individualisante et illégitime. Car en pédagogie, l’art existe également dans la manière de construire le lendemain et de se dire à bientôt. Et c’est en ça qu’il trouve sa place dans la rue, à nos côtés et en co-création.

Dépasser la simple participation par la co-création

En pédagogie sociale, nous envisageons la co-création comme un chemin et un processus visant à créer du commun. Nous sommes attentifs aux systèmes de domination, qui pourraient venir de l’organisateur, de l’artiste, de la société, d’une institution, d’une association ou encore d’une personne. La co-création est un exercice qui, bien qu’en rassemblant des personnes parfois très différentes, vise la cogestion. Dans chaque co-création, plusieurs missions se dessinent. Prenons l’exemple de la création collective d’un livre lors d’un atelier de rue : l’écriture, la création d’images, la relecture, l’agencement, la reproduction, l’impression, la reliure, la cantine du midi, l’accueil des curieux ou encore des enfants qui décrochent et souhaitent faire autre chose. Ceci implique que chacun ait une place à prendre, et se place en fonction de ses envies, besoins et du reste du groupe. Ce fonctionnement peut se mettre en place de façon informelle parfois, ou encore de façon plus formelle, à l’occasion du point du soir et de l’assemblée.

Pour nous, les processus de co-création offrent une expérience de cogestion : « Comment on continue demain ? On n’aura jamais fini à temps. Comment on fait ? »

Bien que cela soit modeste, c’est déjà une expérience de cogestion par la non segmentation de l’approche et des pratiques : « Faire l’hypothèse que la co-création vise la cogestion, voire l’autogestion, conduit à assumer concrètement un des objectifs des pédagogies émancipatrices dont ces pratiques se revendiquent : le partage du pouvoir et du savoir et la remise en cause du travail pré-assigné, dans une perspective de transformation sociale. La co-création partage avec les pédagogies émancipatrices ce désir, elle considère que les actions qu’elle mène peuvent y conduire. »6

La co-création dans la rue fait appel à la complémentarité des disciplines et des savoir-faire. A l’image de la réalité, la co-création appelle et accepte toutes les formes d’expression et d’observation. Prenons un exemple. Nous sommes dans la rue. Notre environnement évolue au rythme des saisons. Le soleil revient, les feuilles dans les arbres grandissent. Un travail d’observation donne l’envie à une enfant de dessiner la feuille du platane. Le ou la pédagogue propose ensuite de se servir de la technique du cyanotype, ancien procédé photographique qui permet de prendre l’empreinte de la feuille et de révéler en bleu prusse la partie en contact avec le soleil. Ce « papier magique » donne envie aux autres personnes d’en faire aussi. Une équipe d’explorateurs se constitue, et continue de produire des ombres bleues en négatifs des végétaux environnants. Ce même jour, la bibliothèque est présente sur l’atelier de rue. Des livres d’haïkus, poèmes japonais, sont posés sur la table, et trois enfants se sont pris à l’exercice. En voyant les cyanotypes, l’une d’entre eux écrit un haïku en lien avec l’ombre du platane. L’adulte à côté continue. La semaine d’après, on pourrait continuer ? Découper des typos pour faire des titres, créer une exposition ? Dans la rue, l’art n’est pas qu’éphémère… il peut être permanent car la co-création de rue s’inscrit dans le quotidien d’un milieu de vie ouvert. Il est en prise immédiate avec les réalités sociales, environnementales et culturelles des personnes.

« L’œuvre collective que vise la coopération est la connaissance commune, le plus précieux des biens humains. Parce que coopérer, c’est apprendre à connaître ensemble, la coopération transforme les humains en pédagogues les uns pour les autres »7.

Les processus de co-création placent les uns et les autres en mouvement. Un enfant peut à son tour expliquer à un adulte comment imprimer un oiseau sans que personne ne soit étonné. Des adultes qui ne s’apprécient pas peuvent, très simplement, se passer des informations ou coopérer dans le but de faire avancer le projet commun. Parce qu’il a un projet en commun, même s’il est éphémère, le collectif peut apprendre à faire et à vivre ensemble.

Nous préférons la logique de la coopération et de l’appropriation à celle de la participation. Nous nous retrouvons plus dans les projets artistiques qui tendent vers l’autogestion et la co-création que dans les projets dits « participatifs » dans lesquels l’implication des personnes peut paraître accessoire, limitée et parfois restreinte à l’exécution sommaire d’une tâche ou à l’expression d’un avis. Dans le cadre de la co-gestion, l’artiste ou encore le ou la pédagogue, occupent une fonction d’organisation, de lien, de proposition d’outils, de créateur aussi, au même titre que les autres personnes. L’artiste se rapproche plus de l’artisan, porteur d’un savoir-faire, qui peut en même temps accompagner les personnes dans l’exploration de ces pratiques. Sa fonction est de mettre à disposition des outils, des pratiques, afin que les personnes puissent s’en emparer pour s’exprimer, pour co-construire ensemble. L’artiste a également le rôle de tisser des liens entre les productions des uns et des autres.

Il arrive qu’une artiste extérieure intervienne sur nos ateliers de rue. De par l’essence même des ateliers de rue et de la pédagogie sociale, elle n’arrive pas en conquérante. Elle est sur un tiers-espace appartenant à tous. Elle prend le temps, participe aux ateliers déjà mis en place. Puis ensuite, elle se met au travail sans plus de discours. Elle fabrique et propose de partager ses pratiques. Elle se prête au jeu de l’expérience en acceptant de partager son pouvoir et sa légitimité, en acceptant que l’objet fini ou la production ne ressemble pas à sa projection initiale imaginée au départ. Elle accepte de vivre une expérience collective sans « prendre le dessus », mais tout en étant présente. Elle est à l’écoute, accepte de rencontrer d’autres points de vue et de faire évoluer la production.

Trouver du plaisir à créer un objet ensemble et prendre le temps. Accepter de se tromper, de réécrire son poème car on sent qu’il peut être autrement en fonction de la production de son voisin. S’inspirer les uns les autres de ses découvertes. Des efforts, une écoute, une observation et du temps sont nécessaires. Ce processus de co-création peut donner de la valeur à une œuvre non-marchande. Dans une société néolibérale où sont mises en avant la marchandisation de la culture et l’immédiateté de la réussite, nous pensons que les processus de co-créations offrent une alternative à ce modèle en donnant une valeur humaine et politique au travail artistique collectif.

Sommes-nous toutes et tous des artistes ?

L’art n’est pas forcément un enseignement. Chacun et chacune peut se réapproprier sa voix, son corps, ses mains pour s’exprimer, raconter son monde et le cultiver. Peut-être est-ce à chacune et chacun de s’autoriser à devenir auteur, « s’auteuriser », s’autoriser à devenir son propre coauteur. Nous partons du principe que les expériences de créations collectives nous accompagnent sur le chemin de l’émancipation. Nous avons le droit d’essayer, de nous tromper, de prendre une place que l’on pensait réservée à l’artiste ou à quelqu’un de connu et reconnu par des institutions ou des médias. La beauté ne se cache pas derrière des techniques et de la rhétorique : l’organisation d’espaces et la mise à disposition d’outils suffisent à la dévoiler.

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Pour citer cet article : DEPOIL Mathieu, PLANKAERT Hélène, Une histoire de co-création en pédagogie sociale, https://ecolemutuelle.fabriquesdesociologie.net/une-histoire-de-co-creation-en-pedagogie-sociale/
Mise en ligne en juin 2023

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Notes

1 E. Plantel , J. Negrescolor, S. Hofnung, Des inégalités sociales, Éditions Rue de l’échiquier, Coll. Des livres pour aujourd’hui et pour demain, 2020.

2 C. Maurel, Éducation populaire et puissance d’agir. Les processus culturels de l’émancipation, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 49.

3 H. Bazin, Les figures du tiers espace : contre-espace, tiers paysage, tiers lieu, Le club de Médiapart, 29 octobre 2013.

4 G. Debord, La Société du spectacle, éditions Gallimard, collection Folio, Paris, 1996.

5 N. Chomsky, Pour une éducation humaniste, L’Herne, 2010, p.11-15

6 M. Preston, Inventer l’école, penser la co-création, Tombolo Presses et CAC Brétigny, 2021.

7 M. Preston, idem.

2 réflexions au sujet de « Une histoire de co-création en pédagogie sociale »

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